Les entrailles

Publié le par la freniere

J’ai déjà eu le matériel nécessaire pour bâtir un avenir mais il manquait toujours une vis, un bardeau, un outil. J’ai fini par en faire une sculpture aussi belle qu’inutile. Je vis à la dérive. J’écris sans projet, sans idée, sans plan, un peu n’importe comment, n’importe où, les bancs de parc, les chaises musicales, les cimetières, les tables de multiplication, les sièges de toilette, les draps défaits d’un ruisseau. Le vent jette aux orties les paroles de l’air. J’en fais des phrases toujours un peu bancroches, des délires ambulants, des pages à lire en cas de malheur quand la lumière éclaire à peine. J’ai toujours les mains sales. J’écris sur les entrailles de l’homme.

        

Je ne suis pas de marbre, plutôt broussaille, plutôt brouillon. J’évite les mots trop policés, les réponses vagues où se noie le poisson. Un petit homme dans ma tête s’amuse avec des allumettes. Il met le feu partout. Quand il regarde par mes yeux, le paysage n’est plus le même. J’ai le cerveau bourré de vieux papiers, de mots sans suite, de phrases énigmatiques. Avec un peu de paille, il peut servir de nid pour les idées folles qu’on empêche de voler. Parfois, il suffit d’un mot pour tout recommencer, une vessie à la place d’une lanterne. Un drapeau à la place d’un chapeau peut conduire à la guerre. On peut attendre des heures pour une question de minute.

        

À l’intérieur de moi, je suis un peu dehors. Un pied hésite, l’autre prend l’air. Une main gratte les os et l’autre les secoue. Équipé pour aimer, pourquoi l’homme s’en sert-il pour haïr ? Si on m’ouvre le cœur, on trouvera une pile de livres, un peu d’espoir plié en deux, des rognures de crayon. Les pissenlits ajoutent leur grain de sel sur la nappe en gravier. Ils finiront leur vie en petits parachutes avalés par le ciel. J’écris n’importe quoi, penché sur le silence, les lunettes bancales, les oreilles aux aguets comme celles d’un chat. Il arrive qu’on y trouve un peu de l’or sonore, un petit bout d’azur, une phrase gorgée de sève. J’ouvre mes mains comme un sourire, comme on ouvre une amande, comme on offre son cœur.

        

J’accumule, je me perds, je m’éparpille jusqu’au ciel. Il m’arrive même d’écrire sur les mains en équilibre sur un fil. Je me laisse envahir. Ma langue est molle et coriace à la fois. Elle pousse jusqu’aux lèvres la nourriture des mots. Quand l’orage fait rage, je sors mon crayon. Tous mes muscles se jettent dans la blancheur des pages. Je me glisse dans les vides. J’ai le vertige comme une feuille sur la balançoire des branches. Peu importe les mots, je dois recommencer à chaque bout des phrases. Je m’invente un pays et à force j’y crois. Une fenêtre s’ouvre entre deux lignes. Je ne résiste pas à l’appel du large. Je dessine l’oiseau qui m’emporte plus loin. Il suffit d’un mot pour agrandir le monde.

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article