Les jeux de massacre

Publié le par la freniere

Dès la naissance, nous avons la mort avec la vie. Il ne faut pas en faire tout un plat mais un mariage de cœur. J’écoute le clapotis du lac, le refrain des feuillages, la chanson des mouettes qui faussent toujours un peu. Laissons les millionnaires se battre à coups de chiffres, couper les cheveux en quatre et compter les grains de sable. Laissons-leur l’injustice, le raisonnement, les jeux de massacre, toutes les choses tuantes. Nous avons le sourire, l’exactitude des caresses, la certitude d’aimer, l’enfance, le partage du pain, la magie. À écrire sur le vent, les phrases se dispersent. Les feuillets s’envolent. Le texte disparaît. Je retrouve plus loin quelques mots en guenilles mais au cœur encore vert, des parenthèses ouvertes, des guillemets sans parole. Ma voix s’enfonce dans les morts comme une semence de vivant. Les phrases si légères sont devenues des poèmes trop lourds. Quelques voyelles mal éteintes raniment le brasier. La voix réchauffe le silence. Je défis la poussière du bout de mon crayon. Je défais une à une les bandelettes du temps. Je flaire dans le vent comme les bêtes à l’approche de l’orage, les cheveux qui se dressent, les ailes qui frémissent, les poils qui frissonnent.

 

L’espace biographique se confond aux lieux que l’on habite, à ceux que l’on traverse tout autant qu’à ceux qu’on imagine. L’écriture et la vie arpentent les mêmes routes. Depuis qu’on rase la forêt pour ériger des éoliennes géantes, je dois me réfugier au cimetière pour goûter le silence. Il y a un trou immense dans la pensée du monde. Le Dieu qu’on adorait y demeure introuvable. La route que je suis n’est pas tracée d’avance. Elle n’est qu’un homme qui avance, une silhouette qui marche, un pas, un autre pas, un mot pour les consolider, une phrase tout entière au bout de quelques mètres. Je regarde le monde et je ne comprends pas. Les enfants apprennent à marcher entre les mines, les seringues, les mitrailles. Il n’y a plus de sens mais du sang sur l’inconscience du monde. Dans la grande nuit des hommes, il faut nourrir le cœur. Je vais à la douceur, à la transmutation, côtoyant les insectes, nourrissant les cocons. Je fais claquer les mots sur un parquet sonore.

 

Tous les organes vitaux du paysage répondent aux pulsations du monde, les poumons des arbres, les yeux de l’eau, les veines des rhizomes sous la peau de la terre, la sève sous l’écorce, l’échine minérale des montagnes, le cœur végétal pompant la chlorophylle, le foie des sphinges digérant la matière, la vessie des nuages, la sueur des pierres perlant sous la rosée, les phalanges des sentiers, le rituel des bêtes, les simagrées de l’homme. L’énergie transmise par chacun neutralise ou émet la lumière. De portable à portable, tout un langage d’ectoplasmes fait écran à la vie. Que reste-t-il de la musique sans les notes et les silences ? On a remis les housses dans la maison du cœur. Les meubles s’empoussièrent. Même dans les chemins de gravelle, on peine à voir les étoiles. Ils ont hissé partout de grosses larmes halogènes. Un parc industriel a remplacé les champs où, seul, un vieil érable robinsonne sur une ile de ciment. J’ai encore dans l’oreille le chant des ouaouarons, le crincrin des corneilles, le crissement des cigales, mais le regard fait taire la musique du temps. Les enfants débranchés de l’enfance perfusent au virtuel, à moins que mon oreille de vieux n’arrive plus à détecter l’enfance. Il n’y a plus ni cris ni jeux. On n’entend que le murmure des marchands ou des peddleurs de l’âme. J’écris avec les rebuts pour que rien ne se perde. J’arpente du crayon les bas-côtés et les calvettes, les trous d’arbres et les clapets de l’ombre.

 

Les mercenaires de la pépine sont l’œuvre, détruisant la montagne, la forêt, les ruisseaux, traquant les bêtes sauvages jusque dans leur tanière, laissant des cicatrices énormes dans la chair végétale, des vergetures de métal, des varices de béton. Il est difficile de marcher à pied sur une route sillonnée de camions, mastodontes chargés de pierres et bétonnières enceintes. J’observe comme une bête la destruction du paysage. On astique un grenier qui ne repose sur rien. Les premières tiges métalliques apparaissent sur le crâne rasé des collines. Les bras ballants du vide n’y brassent que du vide. Je préférais de loin le cœur boiteux du monde aux pistons mécaniques, la gaucherie d’une femme qui marche nue pour la première fois aux minauderies d’autruche, la crinière intacte des forêts aux perruques à la mode. L’environnement colore l’esprit. Du temps que les maisons chantaient, j’accordais ma voix aux gestes nourriciers. Lorsque la vue supplante l’ouïe, c’est l’âme du monde qui s’étiole. Il y a comme une lacune dans la géographie, une ligne qui saute dans la géométrie. Il manque au paysage la musique du cœur.

Publié dans Prose

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