Les journées s'accourcissent

Publié le par la freniere

 

Dans les oreilles de l’homme qui a faim, le bruit d’une fourchette déchire les tympans. Un grain de riz dans sa tête a le poids d’une montagne. Dans l’homme aveugle aux autres hommes, le néant prend les yeux de la haine. Pour l’homme qui va vite, plus vite  que le voyage, la vie n’est qu’une salle d’attente. Sans épines à sa tige, la rose n’a plus d’âme. Sans tendresse à donner, les hommes ne sont rien, à peine un sang perdu au bord d’une blessure, un bouquet de mots fané sur l’humus des choses. Quand je parle d’espoir, c’est une image de la liberté. S’il faut qu’il y ait un sens quelque part, que ce soit le plus fou. Avec le temps, les journées s’accourcissent et les pas s’alentissent. Lorsque les mots s’apportent à moi, je les accueille comme je peux. Je m’intègre peu à peu aux pas d’un écureuil, à l’envol d’un courlis, aux méandres d’un ruisseau, à la course d’un ver sous l’ogive des racines, à l’arc-en-ciel des fleurs, aux tournesols dodelinant de la tête. Mon œil se promène d’une mésange à l’autre. Leur chant gratouille mes tympans. Les enfants nés dans le mirage du bruit, je voudrais leur apprendre le miracle du fruit.

Je ne veux pas mourir dans une prison de rues, dans les coulisses du malheur, par absence de révolte.  Je n’ai pas besoin d’une voiture pour traverser la vie, d’une âme de comptable. À calculer ses sous, on ne vit pas, on tue. Les animaux vaincus nous regardent en pleurant. La victoire des choses ne les fait pas sourire. On renverse le cœur sans retrouver son âme. Je suis quelques-uns à me tenir la main, un ancien vivant, un mort, un nouveau-né. Je marche chaque mot. Je mords chaque silence comme un pain de fortune. On avance toujours dans ce qu’on ne sait pas. La roue que l’on entend grincer, c’est l’homme traînant son âme dans la brouette du corps, le petit train des jours qui a perdu ses rails, le vent entre les mains, les cils battant comme des ailes, ce fil de temps vécu reliant les humains, un instant de rencontre où naissent les étoiles. Les mains, ce sont d’étranges fleurs au bout d’étranges tiges. Je viens y recueillir le pollen des gestes, le miel des caresses. Sur le coteau d’en face, les pieds dans l’eau de neige, un grand sapin frissonne comme un sac plein d’épines. Un geai bleu fait la roue dans sa maison d’aiguilles. Chaque tristesse cache un miracle possible.

Chassés par l’homme, les anges veillent la nuit au fond des dépotoirs. Sans message à livrer, les ailes à moitié mortes, ils picorent parmi les immondices, qui un brin de folie, qui un reste d’amour, qui un quignon de paix. Ils planent quelque fois au-dessus des berceaux à la recherche d’une âme. Qui a dit que les hommes d’état ne s’entendaient pas. Ils s’entendent tous pour rabaisser les hommes. Une même hypocrisie sculpte la langue de bois. Sur le corps du désir, n’arrivant pas à se toucher, les mains folles battent l’air au bout de bras trop courts. La solitude a engendré les dieux. Ces derniers en ont fait un troupeau. Je préfère la pluie où chaque goutte est unique. Tout se tient. Il y a comme une entente, un échange perpétuel entre l’écorce et la pierre, la résine et le poil, le végétal, le minéral, l’animal. Les choses ne vivent pas séparément. Elles sont toutes en une. Le visuel passe à l’auditif. L’eau chante quand elle coule. Les feuilles bruissent. Les mouvements de l’herbe donnent au vent sa couleur. Lorsque les arbres dansent, toute la forêt murmure. Mille colibris se taisent dans le bruit du tonnerre. La pluie tombe sur ses pattes comme un chat. Le ciel a pris la couleur de l’eau. Les oiseaux ont l’air de remuer des rames. Les flaques sur le sol ont la forme d’un bol. Quelques mésanges y boivent un nuage de lait. Les arbres travaillent ensemble à contredire le vent. Le matin montre à peine son nez. Il attend que se déroule une échelle de soleil, que s’ouvre dans le bruit une largeur de silence. Si la vie suffisait, il n’y aurait pas de livres. Les rides du visage sont comme les lignes d’un cahier.

Loin du jargon économiste, des lapalissades de la psychologie, des jérémiades à l’eau de rose, je pisse de l’encre comme une seiche. Je fume comme l’aube quand le soleil se lève sur les russules roses et l’asphalte mouillée. Il m’arrive de glisser dans une autre dimension. Un mot qui manque dans une phrase peut en être l’accès, une virgule mal placée, une syllabe en trop, un paragraphe ouvert et qui ne ferme plus, un sens qui m’échappe, une image qui fuit. J’en sors liquéfié comme le sang d’une blessure. Les pas de l’encre sur la page ne se lisent qu’en braille. Il y a lieu alors de s’interroger sur la pertinence de la mémoire, cette main aux doigts boudinés de rhumatismes et d’archétypes, ce doigt blessé triturant le réel. Il suffit de quelques pas pour revenir au point de départ. On ne distingue plus le plancher du plafond. J’y croise des paysans têtus, fermés comme une pierre, qui haïssent les arbres. Ils les nanisent ou les abattent. Si le s se confond avec le m, les autres lettres gardent leur dignité mais ne veulent plus rien dire. Le genou gauche d’une phrase refuse de plier mais son coude s’évase pour happer la lumière. La plupart du temps, j’écris à la sauvette, entre deux cris d’oiseau, d’un pas sur le papier ou d’un geste à la main, d’un doigt de confiture sur le pain noir des jours. J’écris comme une herbe se dresse, comme tombe la pluie, comme un noyau de prune. J’écris avec des mots en forme de mie de pain, avec des mots touillant la sauce des images, les assiettes ébréchées, le bol des métaphores. Je redeviens l’enfant, tombeur de pluie, rêveur de pommes, coloriste de l’ombre, l’oiseau pur du délire évadé de sa cage. Mes images galopent du geste à la parole, de la rétine au cerveau, du dictionnaire au cœur. Il nous faut bien remplir le vide, donner à l’ombre un semblant de visage. Je parle d’homme à homme, en homme simplement.


Publié dans Prose

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