Les jours d'hiver

Publié le par la freniere

Les jours d’hiver sont différents des jours d’été, pas seulement plus courts ou plus longs, mais plus pesants, plus solitaires. C’est terrifiant cette lenteur, ce silence de la neige qui a tout envahie.  Les rares silhouettes qui circulent ont l’air de fantômes détrempés. On ne sait pas si elles avancent ou reculent. On ne sait plus où aller. Même la pensée se fait lointaine, diffuse, épaisse comme les taches d’huile sur le lac laissées par les skidoos.  La voix des bêtes a gelée dans les forêts. Leur corps est dur comme la nuit. Les loups brisent la glace avec leurs dents. Leurs yeux réchauffent l’air. Le ciel est invisible. Si je n’habite plus une maison pleine d’arthrite, j’en ai gardé le froid. Il me faut un édredon de mots pour endurer l’hiver, une petite laine pour la voix, du souffle pour la braise, des moufles pour la rime, la danse endiablée des doigts sur les hanches des phrases, la fonte des neiges dans les reins. La planète du temps croise les bulles de l’espace. Je suis parti sans arriver où l’on brûle sans feu, où l’on gèle sans froid, où l’on meurt sans peur. J’avance avec mes trous de mémoire. J’avale de l’air pour parler. La neige bat des cils dans le vent des capuches. Tout est blanc dehors, le ciel, les toits, les rues, même le soleil. Des rideaux de flocons pendent le long des murs et viennent masquer les vitres. Inutile de cherche un brin d’herbe où s’accrocher, des murailles de neige se dressent tout autour. Les mêmes mots reviennent, les mêmes images, les mêmes sons, les mêmes frissons. Il suffit pourtant d’un oiseau qui a soif pour que chante la source, d’une simple chiquenaude du vent pour qu’un épouvantail se réveille, du nez d’une carotte pour qu’un bonhomme de neige fasse danser l’hiver.

 

Je ne réponds pas à l’appel des loups. Il fait vraiment trop froid. La babiche fait la moue dans les nœuds des raquettes. Le vent emporte les odeurs et assourdit les bruits. Le soleil brille sur un silence de glace. L e  f r o i d  c  o  u  p  e   l  e  s   m  o  t  s . Le troupeau des pieds broute la neige. Une herbe blanche virevolte entre les pattes des chevreuils et s’accroche à leurs poils. Eux non plus ne savent plus où aller. Ils cheminent sur des traces invisibles. Le vent passe et repasse comme un souffle. Il n’y a plus de paroles. La neige efface tout, chasse les hommes, repousse la lumière et l’eau des sources. Il faut marcher penché comme les bras d’un sapin. C’est un pays pour ceux qui savent se cacher, un pays sans lois sans cartes sans frontières, un pays de fondrières étouffées sous la neige, un pays où l’on marche sans ombre. Le sommeil des plantes est comme l’eau attendant d’être bue. Les hommes avancent dans un monde étranger. Il est long d’apprendre à vivre dans la neige. Aussi prêt qu’on regarde, on ne distingue rien. La lumière hésite entre les bras des arbres. Le froid jette une poignée d’aiguilles sur la grande peau blanche. La glace paralyse l’inquiétude de l’eau, les mouvements de l’air. Le vent sursaute de banc de neige en banc de neige.

 

La ligne d’horizon est devenue un mur. Là-bas, il y a la mer, la chaleur du sable, le bleu du ciel. Ici, il y a la glace, le froid qui mord, les dents qui claquent, les yeux qui pleurent, les nez qui morvent. La neige ne porte pas de fruits. Sous nos manteaux givrés, on perçoit les battements du sang dans les artères du cou, sous la chaleur des tempes, le sang qui se retire au bout des doigts et des orteils, le sang qui reste chaud dans le muscle du cœur. Il faut sans cesse refaire du feu, souffler la braise donnant la vie, chanter de l’intérieur sinon nous serions sourds, fermer les yeux sans être aveugles, ouvrir la bouche sans dire un mot. Il faut s’éclairer du dedans pour retrouver l’âme des couleurs, la topographie des choses, l’acupuncture des saisons, la géographie intime du désir, la sueur, l’urine, la faim, l’âpreté des odeurs. La tempête festonne ses mailles comme une brodeuse d’éphémère. Nous tombons comme la neige d’un précipice vertical à l’horizon des iles blanches. La chasse-galerie a fait son temps. Après tant de famine, mes doigts veulent boire la sueur, toucher la peau salée des corps. J’attends les doryphores, les criquets, les coccinelles à pois. J’attends un paysage qu’élucide la pluie, un traîneau de soleil, une luge d’été, la lumière bleue du verbe, le roseau qui mesure la dimension du vent. J’attends l’éclaircie, un châle de chaleur au milieu des hommes.

Publié dans Prose

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