Les phrases en l'air
Mes mots, ce matin, arborent une barbe de trois jours, une odeur de pluie, de réglisse, de menthe. Mes pages ont leurs chemises boutonnées de travers, leurs paragraphes de guingois. Les parenthèses louchent et les marges débordent. Mes images ont un sourire lent, presque taché de rouille. La gomme ne peut rien contre les trous de mémoire. Les voyelles ont froid. Les consonnes ont chaud. On ne peut plus savoir la température du cœur. Des oiseaux volent autour de moi comme d’anciens poèmes, des phrases en l’air, des nuages d’encre, des images à l’envers. Le lac, devant moi, montre son cul de lune. Chaque vague est un mot que je ne comprends pas. J’essaie de rattraper le temps. Il passe à bicyclette sans regarder derrière. Il a mis des baskets trop petits pour le futur, un vieux chandail troué, une casquette mitée. Je dois acheter des draps, des assiettes, des rideaux, naître de nouveau. Je dois me souvenir de chaque arbre, du nom de chaque oiseau, du gris de chaque pierre, du langage de l’eau. Je dois garder du vent dans la poche d’en arrière, de la neige dans les yeux, une fleur à la main, un peu de terre aux pieds.
Les livres courent le long des murs, snobant les disques et les cd. Il y en a toujours un qui me fait signe, réclamant des yeux pour exister, des doigts tournant les pages et caressant les mots. J’habite avec la solitude, mangeant les mêmes plats, portant les mêmes habits. Sous nos rictus de vieux, un même rire d’enfant anime nos visages. J’avance en recousant la route, pas à pas, mot à mot. Mon voyage est une courtepointe, un patchwork de souvenirs et de rêves, une petite laine de mots. Je vois le monde entre les mailles. Je ferme les yeux pour retrouver la vue. La forêt bouge avec moi. Elle se tenait tapie derrière mon dos avec ses regards de feuilles, ses petits cris de bêtes, ses rires de ruisseaux. Le vent chuchote aux branches des réponses inaudibles. Je les note sur un petit carnet quand j’en saisis le sens. D’un seul coup de crayon, les chiffres s’emballent sur les pages des registres, les dates s’entremêlent, les horaires s’affolent et perdent leurs valises, même le sérieux sourit d’une oreille à l’autre.
J’ai appris à écrire sur le tas, avec la main gauche et le coeur mal à droite. Quand on rate la première marche, les autres sont plus hautes. Je traîne avec moi une planche de salut, un dictionnaire de poche et dans un vieux trousseau, une clef de sol pour labourer, la clef des champs pour les insectes, une clef anglaise au bout de la manche, un rossignol pour le reste. J’apprends à dire le pain, de la terre à la croute, de l’ample mie à la petite miette. Des taches pulmonaires envahissent le souffle. Une marée narrative assiège le papier. La liberté n’est pas toujours où on la cherche. La terre marche en boitant sous un ciel asthmatique. Qui croire quand la lumière est la réponse des ténèbres, quand les ailes pèsent trop lourd sur le corps des anges ? La vie ne revient pas toute seule. Il faut l’apprivoiser, ou plutôt, se laisser prendre par elle. Je reste avec les oiseaux, les graines, les ruisseaux. Je campe autour des mots à la recherche d’une phrase, d’un poème, d’une image. Il manque toujours quelque chose. Je cherche un verre plein dans le calendrier des soifs. J’entasse une poignée de mots dans la sacoche du cœur, quelques graines, des souvenirs d’enfance, une parole de berger.
Dans tous les cimetières urbains, un simple orage soulève les tombes de béton. L’homme finira-t-il par avancer sans tout détruire ? Je cherche où tout commence, un peu d’encre et de salive où s’incarnent les mots. Mon regard se déchire sur le bout des images. J’arrache mes paupières pour trouver la lumière. J’ai des couteaux dans les oreilles affûtés par le vent. Ils découperont plus tard le temps en souvenirs, de la table à langer à la salle à manger, de la chaise haute à la berçante, du lexique des abîmes à la conjugaison, de l’adverbe au verbe être. Entre la fin et le début, la porte reste ouverte. Dans la course à la vie, on perd trop de temps à chercher ses souliers.
Je n’arrive plus à écrire. Depuis deux semaines, à peine quelques mots sur le papier griffonnés à la hâte, une phrase coupée en deux cherchant la part manquante. Les voyelles font croute sous la peau des choses. Les détails du silence ont pris toute la place. Entre le moi et les saisons, la matière fait bloc. Dans le plus grand que soi, la lumière tâtonne. Trop d’ombre lui fait peur. Les anges font la gueule et se ferment les yeux. Les mots tombent sans qu’on les aperçoive. Les voyelles sont lourdes. Les images n’arrivent plus jusqu’à l’âme. Je traîne un cahier mort et des enveloppes vides. Les phrases restent coincées sur le bout de la langue. Le cœur bat sans bruit, sans chuchotement. L’eau du temps n’arrive plus à couler. Elle se transforme en glace, en pellicule d’heures. L’encre fige sur la trame du papier. Le sens coagule dans la blessure des mots.
J’ai posé ma peau contre la pierre, ma voix sur la blessure. J’ai traversé le monde sans entrer ni sortir. Je ne suis plus l’enfant qui apprend à marcher. J’avance avec un œil au ras du sol et l’autre sur le ciel. Le pouvoir accusateur du temps me laisse un clou entre les dents. Quelque chose me dépasse au cœur de la parole. Il est des pas plus immobiles que la route, des lumières si intenses qu’elles nous crèvent les yeux, des mots si pauvres qu’ils mangent leurs voyelles. Des mains se perdent en se touchant, d’autres se trouvent en s’éloignant. Il suffit de peu de chose, d’une syllabe, d’un trait sur le papier, d’un point sur l’horizon pour qu’une phrase s’ébroue et relève la tête. Il suffit d’un crayon pour se remettre à vivre. Le vent est un appel de hautbois. Les bas de l’invisible laissent paraître leurs trous, leurs mailles déchirées. La poussière des choses devient une fontaine. Les pas ne pèsent pas plus qu’une feuille volante. Les pierres sur la route imitent le sommeil. Un grain de sable raconte toute l’histoire du monde. J’avance mot à mot, les doigts serrant la plume, en trébuchant parfois, des limbes du réel à la poussière du rêve, cherchant la fleur sous le béton, l’autre face du monde où l’âme se dévoile. D’une ombre à l’autre, du plus loin au plus près, un soleil d’enfant assure le relais.