Les phrases minuscules
Je garde intact sur ma langue le goût du premier mot. J’y trempe quelque fois la pointe d’un crayon. Une salive natale se mêle aux métaphores. Le ruisseau des phrases fait des coudes où se perd le sens. On le retrouve plus loin couvert de virgules, de fossiles, d’algues noires. Les eaux étroites s’évasent en images plus vastes. Les rives du silence s’effritent sous le trotte-menu, les petits mots chafouins, les phrases minuscules, le souffle de la voix. Dans l’humus de l’écoute, les mots prennent une sonorité liquide. Tant d’images veulent parler, des mots de passe, des paysages enfouis au fond de la mémoire. L’oreille refaçonne ce que l’œil recueille. Né sur le bord du Richelieu, le bruit de l’eau m’accompagne toujours. Il court entre mes lignes. Je prenais la barque comme on entre dans un livre. Je continue la pêche aux mots. Tout ce qu’on a aimé ne sert perd jamais. Le fil du rêve relie tous les chemins qu’on prend. Je couds l’une à l’autre les années, la faune avec la flore, les étoiles avec les fonds marins, l’assomption du soleil aux bruissements de l’ombre.
De mon enfance, je me souviens surtout des petites choses, bonheurs d’un instant, clins d’œil de connivence, petite écharde de rire coincée entre deux larmes, le premier pas, le premier mot, la première pêche avec mon père, les chansons de ma mère, la première goutte de sang, la carotte servant de nez sur le bonhomme de neige, les ormes coudoyant la route qu’on a rasés depuis. Aujourd’hui, le ciel ressemble aux jambes variqueuses des mégères du coin. Excusez cette métaphore que je file comme une mauvaise maille, j’ai la tête pleine de pluie et des derniers ragots. Si j’aime tant me promener en forêt, c’est qu’il n’y a pas d’heures entre les arbres. La matière végétale est restée proche du Néanderthal. L’éclairage vertical des arbres est une musique moins sonore que liquide. L’oreille s’avance dans une brume de sons mal étouffés, une vapeur bachelardienne. À tout moment, une baguette magique touche le paysage. Chaque changement à vue laisse le cœur battant. La forêt est le domaine des fées, des lucioles, des gnomes. La sève des racines chemine jusqu’aux branches. La chlorophylle fait le reste, de la fraîcheur humide au flamboiement des feuilles. La rumeur des cimes, le piétinement des bêtes, le crissement des insectes, le silence des mousses forment une même langue. À chaque nouveau pas, j’apprends à conjuguer cette grammaire végétale, ce dictionnaire de fougères, de champignons, d’humus, ce palimpseste minéral, ce jargon de la faune. La moindre embellie semble tenir du rêve. On y passe sans transition de l’ombre à la lumière. Errer sans but est un plaisir de pauvre. On en revient les poches vides mais plus riche de vie.
Il m’arrive de regarder le monde avec les yeux du paysage. Assis sur une pierre, un crayon à la main, pour peu que j’ouvre mon cahier, les mots prennent l’haleine des plantes. J’entends les arbres respirer. Un ruisseau fraie sa route dans les tracés de l’encre. Rien ne presse aujourd’hui. Les mots font la tortue entre la fin du jour et les bâillements du temps. Même la mémoire qui schématise tout se promène en forêt comme un enfant perdu. Accroupi sur la page, je me sens plus léger. J’endosse un à un les vêtements de l’air, l’odeur, la musique, le goût, la brise passagère. On ne sort jamais vraiment de sa peau. Son enveloppe élastique finit par tout englober, le passé, le présent et même l’avenir. Chaque coup au cœur est un battement de porte entre deux mondes. J’avais trop soif de connaître, qui quelqu’un, quoi quelque chose, alors qu’il faillait naître. Je suis né par les mots, avec ma langue maternelle debout sur ses 26 lettres. Chaque microseconde n’est qu’une version abrégée du temps. Elle ne résume rien mais nous pousse plus loin. Du noir de l’anthracite à l’or des feuillages, l’alchimie des saisons m’étonnera toujours. C’est à soi-même qu’il faut croire. Croire à ses yeux, croire à ses mains, croire à l’amour, c’est croire à l’homme. Je voudrais écrire un livre plein de vent, plein de vie, plein d’étoiles et de petits cailloux, un livre comme une eau que l’on boirait vraiment. Ce que vit la mémoire agrandit le passé.
Une pensée sans rêve est un pépin sans fruit. Il n’y a rien que l’art ne transcende, ni question ni réponse, éparpillant nos sens au cœur des galaxies et les réunissant dans l’oreille ou les yeux. Camille Claudel offre la légèreté à la pesanteur du marbre. Guillevic redresse avec un mot un dolmen de sens. Coltrane fait chanter l’infini par la bouche d’un saxe. Bobin arrive presque à nous faire croire à Dieu, aux anges et à l’espoir des choses. Si les églises mentent, du moins l’amour donne-t-il chair à la bonté de l’homme. Sur le dernier étage de vivre, l’escalier disparaît. Il faut imaginer une marche plus haute.