Les roseaux résistent
La terre se donne à des butors qui ne savent pas embrasser. Ils labourent le sol avec des mains de fer, des bras hydrauliques, des pelles mécaniques. Ça laisse des cicatrices de béton, des traces, des lambeaux, des taches de mazout et des restes épars. L’espace n’appartient plus aux bêtes, à la faune, à la flore. Il m’arrive de m’éloigner des hommes. On ne parle pas de vent aux feuilles déjà mortes. On se remémore les bourgeons. Je songe à l’infini, au départ, à la mort. Je garde la mémoire ouverte sur le ciel, les yeux dans l’inconnu. La lenteur donne aux choses un goût de l’au-delà. Elle transforme les sons, les odeurs, les images. On ne court pas quand on vit. On respire la terre. On écoute la sève. On parle même aux pierres, aux brins d’herbe, aux oiseaux. Tout ailleurs est ici. On est ici partout. Chaque regard ajoute un élément dans le décor. Chaque geste apprivoise l’espace. Le cœur qui sourit illumine le sang. Une lumière parcourt le corps comme un frisson d’été.
J’apprends la politesse des choses. Je demande à mes yeux ce qu’ils voient, à mes oreilles ce qu’elles entendent. Je remercie ma main, mes épaules, mes jambes. Les heures ne comptent pas. C’est déjà du passé. Je laisse à d’autres les projets. Ce n’est jamais que du futur. Je respire le moment. J’apprécie le soleil. Que peut-on craindre d’un présent sans futur, d’un passé qu’on choisit ? Je désapprends la réalité, toujours trop rêche pour la peau. J’apprends à tricoter une laine fictive. Je regarde le monde avec plus d’acuité. De l’autre côté des mots, le paysage diffère. Tout existe quelques degrés plus haut. Il suffit d’une virgule pour changer le rythme, d’une syllabe pour colorer les arbres, d’un son pour transformer une taloche en baiser, pour qu’une teinte beige fané s’irise de passion. Devant l’éclat des fleurs, les yeux suffisent pour parler.
Lorsque l’homme s’entête à amasser de l’argent, la nature fait bande à part et distribue ses biens. Chaque jour, j’ai rendez-vous avec la pluie, ou le soleil, c’est selon. Il suffit de si peu pour se sentir vivant, le bruissement des feuilles, celui des vagues sur le lac, la cane et ses petits flottant comme des bateaux de papier, la caresse du vent dans le creux des oreilles, un mélange d’odeurs et de bruits d’animaux, un goût de fraise entre les dents, mais surtout le sourire de ma blonde dans une pliure du cœur. Je touche avec les mots à la brûlure du monde. J’ai longtemps échappé à la couleur des choses. Maintenant, quand je traverse le dehors, c’est pour aller plus loin, aller jusqu’au-dedans, toucher l’âme sous l’écorce.
Éternel perdant, j’aurai gagné d’être debout dans le troupeau des travailleurs, d’être resté le même, refusant le licou, le bâillon d’un salaire, le sang des abattoirs, préférant le petit, l’inutile, le pauvre mais visant l’infini. La nature me fascine avec ses bêtes, ses arbres, ses saisons. Assis sur une pierre, je reste de longues heures à contempler le ciel. Il n’est pas vrai que je ne fasse rien. Je travaille à rêvasser. Aux questions qui m’assaillent, je réponds par un geste, une larme, un sourire, la couleur des mots. La source est la maternité des eaux, une naissance continue. Quand le soleil la touche, il féconde la terre. Ce que l’œil ne voit pas existe plus encore. Tout est désir avant d’être une image. Un corps sans âme est une enveloppe vide. L’œil du jardinier regarde comme une fleur. La main du peintre voit. L’œil du cinéaste est une caméra. Tout le corps du poète lui sert à écrire. Ses pas nomment la route.
À fixer l’horizon, je finis par voir l’invisible. Je glisse à l’intérieur du monde sur une luge féerique. J’écris avec une boulimie d’autodidacte, sans plan, sans technique, comme j’ai appris à lire au hasard des rencontres. De-ci de-là, dans mon cahier, le doute a laminé quelques pages restées blanches. Impossible d’y écrire sans que les mots dérapent. Il faut prendre son temps, utiliser le temps vide pour le remplir d’amour. Il faut beaucoup offrir, sans cesse remuer la cendre et souffler le tison.