Les taches d'encre

Publié le par la freniere

Pour faire ce que la nature n’a pas fait, pourquoi faut-il détruire la nature ? On a remplacé la vérité par la séduction, le travail par l’esclavage, le besoin par l’argent. Trop de bombes nous écrasent la langue. Est-il encore possible à l’homme d’être un homme ? Malgré tout, je n’ai jamais cessé de croire aux miracles. Ce matin, toute une rangée de livres est tombée sur le sol. Des phrases s’étalent partout, une teinte de Spinoza, la sagesse de Sitting Bull, des bribes de mots sous la moustache de Nietzsche et la barbe de Bachelard, des métaphores d’Éluard, des pages d’Albert Camus, de longues lettres d’amour, des lueurs d’espoir sous la poussière des poèmes. Les verbes trop fragiles font un bruit de verre cassé. Je prends les mots entre doigts. On peut voir des vergers entre les lignes, des images s’échapper des neurones, des oreilles rougir dans les chansons paillardes, le lapin d’Alice dresser les siennes. Je les pousse du pied ou je les donne à voir. Dans la forêt du rêve, ce sont les ours qui butinent. Les fleurs se tournent vers le large. Je laisse de côté les grands titres du monde. Je traque les grains de sable, les pichenottes au néant, les gouttes de pluie, les taches d’encre. Un livre se bricole avec de petits riens.

        

La ligne d’horizon supporte la verticalité du rêve. Arraché vif d’un crayon, un oiseau bat des ailes sur le ventre du ciel. Un nuage bat du cœur. Quelques miettes sur la table forment déjà les premières lettres d’un poème. Mon pain quotidien a la couleur de l’encre et le goût du papier. Quand mon corps s’absente, il laisse quelques mots. Phrases ballantes au bout des bras, je surveille l’invisible. Lorsque j’y croise un ange, je lui pince les ailes. Je voyage immobile des motels de pluie aux auberges de neige, des gares disparues aux sentiers de montagne. Le monde fuit de partout. Au creux d’une main vide, tout espoir est permis. Caché derrière mes erreurs, je les corrige peu à peu. C’est en marchant que j’attrape les mots. La clef des pas ouvre la porte des chemins. Les mots dilatent le silence. C’est dans la soif que je cherche mon eau, dans la faim que je fabrique mon pain, dans le vide que je trouve mon plein.

        

L’homme des garages, des labours, des usines, des bureaux, c’est le même cœur qui bat. La faim nourrit le pain comme les mots forgent une langue. Le printemps est arrivé annonce le journal. Les moineaux le savaient bien avant l’encre noire. Ils font confiance au vent, au soleil, à la pluie. De la tour de Babel à la Tour Eiffel, l’alphabet déconstruit la parole des hommes. Le passage des eaux, le bruit du vent, le pas des bêtes, la rondeur de l’âme, même les battements du cœur résistent aux figures imposées. Pour la caresse et l’accolade, mes mains ont su garder le visage de ma mère. J’essaie de dire des choses vivantes, de la souffrance à la beauté, les morts debout sur le papier qui déplacent les mots. J’avance dans la nuit les yeux couverts d’images. J’éclaire chaque chose de la lumière d’aimer.

Publié dans Prose

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