Les tessons du verbe
Je ferme la fenêtre et regarde le froid. La neige est illisible. Il faut attendre le printemps pour déchiffrer ses mots. Je me demande où passe la lumière quand je ferme les yeux. J’ai la tête pleine de la rumeur du monde mais je n’ai à donner que ma façon de dire. Coincé entre le rêve et le discours, je vais de phrase en phrase, déjouant la ligne droite avec des mots barbeux comme l’ortie et des larmes de chien. Je cours après le livre de moi-même. Écartelé entre les bras des métaphores, je repousse les parenthèses. Tout ce qui est écrit n’est pas encore écrit. L’écriture est dans ce manque. Il n’y a pas de vases communicants d’une phrase à l’autre. La ligne d’horizon n’est jamais à niveau. L'embonpoint d’une minute n’empêche pas la maigreur d’une seconde. Les mots se grattent sous les ratures comme une peau trop sensible. Lorsqu’on lit, on se prolonge dans les mots. Mais pour combien de temps ? Je traîne encore au fond de ma tête les mots du premier livre, l’immense question d’un autre et tant de fausses réponses. La route est faite de mauvais pas. Le pont entre deux rives n’est pas toujours le même selon ce qu’on traverse, la rivière ou l’abîme, le désespoir ou l’amour.
Les vêtements de la semaine ont quitté les tiroirs du jour. Pourtant, les heures passent nues. Dans la durée d’un crayon de bois, l’écriture change de mine. Les phrases allongent ou raccourcissent, s’épointent ou bien s’aiguisent. Une pensée béante aspire la mémoire. Les images percutent le réel. Les métaphores s’étoilent et se fracassent. Les pieds des mots saignent sur les tessons du verbe et les éclats de voix. Je reconstruis la main avec les traces de doigts, la route avec les pas perdus, le cœur avec le sang versé. Il m’arrive de pleurer entre deux pages. Les mots des autres nous parlent de nous-mêmes. L’écriture nous confirme. Je garde mes oreilles à portée de la musique, mes gestes à l’empan des caresses, mes regards à l’image des mots. Je trace un a, j’ajoute un u, j’enlève un t pour transformer la mort en amour. Le temps ne penche plus son dos pour regarder la terre. Il écrase les fleurs avec ses gros sabots. Le temps n’est plus du sable mais du béton armé. Parmi tant d’écrans de fumée, on finit tous par avoir des yeux de verre où se reflète le vide. On ne sait plus ce qui remue dans l’homme. Le ciel ne pénètre plus dans l’âme. Tant d’inconnus se croisent sur un même visage. Il arrive quand même que la beauté surgisse, tenant la vie entre ses doigts comme un quignon de pain.
Les hommes se scarifient et se tatouent eux-mêmes comme du bétail qu’on marque pour la mode. La peau de mouton noir se vend en contrebande. L’homme a crevé ses yeux d’enfant pour obéir aux ordres. La poésie est une langue étrangère aux échanges commerciaux, à la gentillesse littéraire. C’est un chemin de vie. J’ai plusieurs côtés, plusieurs étages dans la maison du cœur. J’ai des idées qui manquent entre deux rangées de livres, trois planches de salut, plusieurs pièces égarées dans le puzzle humain, une étagère complète de silence. Les mots font de ce rien un arbre ou un oiseau, un appui de fenêtre où regarder le ciel. Le plus humble vocable peut soulever la mer. Ce n’est jamais tout à fait vide dans le coeur des hommes. Les mains sont comme des fleurs dans le jardin des poches. Quand les abeilles en sortent, elles sont gavées de gestes. Comme une peinture fait apparaître le fruit, l’écriture fait apparaître la faim. Même si la pluie marche sur la pointe des pieds, elle fait beaucoup de bruit. La neige qu’on n’entend pas efface tout sur son passage. Pour retenir le vent, la main a besoin d’un crayon.
Chez les spéculateurs, la seule liberté de parole est celle des billets de banque. Croyant maîtriser le vent, ils sèment la tempête au cœur des villages. Je ne suis qu’une louche dans la soupe des mots, un peu de sel sur la langue. Les morts ont des mains qui s’agrippent à nous, des yeux qui nous regardent. J’ai beau courir ou m’asseoir, mon squelette me suit.Tapi au fond de moi, il imite mes gestes. Il le sait bien qu’un jour, je ne serai que mes os. Toute ma vie est un signal d’alarme, une carie dans le plâtre des masques. J’étais un petit vieux dans un corps d’enfant mais je deviens enfant dans mon cœur de vieux. Je remplis mes cahiers avec mon sang d’homme, une encre aux odeurs de brûlé, la main d’un menuisier qui se couvre d’échardes. Une ficelle de papier y rattache les mots. La terre se nourrit de feu, de sel et d’eau. Le sel des étoiles fait scintiller le ciel. Un cordon maternel me rattache à la terre. Sa sève de bonté irrigue tous mes nerfs. Je ne respire pas pour avoir mais pour être.