Ma langue saigne
Il n’y a plus d’éthique. L’honneur est sauf tant que la faute n’a pas été révélée. Je vois de dos l’indifférence qui hausse les épaules. Je regarde d’en bas la profondeur de l’air. Ma langue saigne entre les mots. Les oreilles en portable nous écoutons des bruits de fer. Le marché du silence remballe ses étals. La pauvreté piétine dans les supermarchés. Il n’y a pas de réponse face aux lamentations. Les raisons brûlent dans leurs causes. Il n’y a plus qu’une colère de cendre. Pourquoi tant de prières ? Sous le masque de Dieu, il n’y a pas de visage. Sans compassion ni honte, les semaines sont noires sur les écrans de couleurs. La lâcheté ne signe pas son nom mais se cache partout.
Il y a toujours quelqu’un qui mange les repas qu’on saute faute d’argent. J’écris avec des rides sur le cœur. La mémoire à la longue devient une faculté consciente. Ce qui passe est toujours plus que ce qui passe. Le bonheur n’est pas une chose à laquelle on croit. C’est une forme d’intelligence comme la parole ou l’écoute, la lumière ou la vie. Dans le métier d’écrire, on revient de la page le cœur plein de ratures et la mine plus basse. Les mots comme les plantes, il faut qu’on les arrose. Le poème n’entend pas le bruit qu’il fait. Il est à l’intérieur de l’oreille comme une amande sous l’écale. On écrit toujours dans les intermittences du néant.
Toute loi est une fumisterie. On se cache derrière des règlements pour ne pas réfléchir. Le problème de l’univers, c’est que les hommes ont pris toute la place. Même les îles désertes ont changé de climat. On doit réparer planche à planche l’escalier de l’espoir. Les marches sont pourries et la rampe trop frêle. Je ne compte pas les graines, les rhizomes, les semences. Il faut bien qu’un arbre s’enracine, qu’un oiseau s’enhardisse à voler hors du nid. Quand le paysage a mal, les chauves-souris s’affolent. Les campagnols fuient. Les cerfs se suicident. Les pas dans la forêt forment une sève externe. Celle que je traverse vient coucher dans mes rêves.
Ma mère n’est plus là mais je l’entends parler. Ce sont toujours ses mots qui me viennent à la bouche. Elle m’a appris sa langue. Face au chagrin des livres, je fais sourire les mots. J’ouvre les parenthèses pour aérer l’esprit. Quand on fuit, on fuit toujours nulle part, mais rester n’est rien de plus qu’être là. C’est l’horizon qu’il faut pousser plus loin. Il a gelé cette nuit. Le lac est devenu une immense marge de glace. La neige moutonne au ras des vitres. On écrit souvent ce qu’on ne dirait pas. Il faut pourtant le dire. La dignité est à ce prix. Les gens nous jugent toujours par ce qu’ils sont eux-mêmes. Ne rien posséder demeure le meilleur moyen d’être libre. Il ne faut pas avoir besoin, sinon d’amour. J’attends que le train de vie déraille pour continuer à pied. La nature fait bien les choses. Ce n’est pas elle qui aurait inventé l’auto. Je n’ai jamais réussi à faire entrer un personnage dans un livre. J’aurais trop peur qu’il meure. Je prononce à peine le mouvement d’un pas, des gestes sans personne. Je ne sais pas écrire avec de l’encre. Il me faut la lumière, les odeurs, les bruits, le sang qui coule dans les veines, la rumeur du monde, une blessure assise dans mes reins, un oiseau vivant sur la branche des mots. Je continue ma route, l’oreille à la portée du vent, pour l’entendre chanter.
Quand on ouvre la bouche, la lumière de l’air pénètre les voyelles. Je feuillette le grand livre du ciel, une volée d’oiseaux en tirage de tête. Je fais semblant de lire, de comprendre les arbres, de rejoindre les morts. Ça marche quelque fois. L’invisible prend forme. Des phrases tombent sur la page. Les choses donnent un visage au vide. Un seul coup de crayon change une ligne en ruisseau, une virgule en oiseau. L’alphabet se débat dans la broussaille des mots. L’insignifiant prend corps. L’infini m’envahit. Le monde s’ouvre comme un livre. Un frisson d’air agite la crinière des arbres. Des ailes d’ange remuent au cœur de l’immobile. J’ai les yeux qui pépient derrière mes lunettes. La pensée parle dans les gestes. Quelques mots, même un seul, tiennent le monde plus haut.