Mon cahier

Publié le par la freniere

Dans ce pays sans bon sens, nous sommes si peu à être nous. Tant de neige à étreindre nous a coupé les bras. L’été nous chasse de nous-mêmes. L’hiver nous y ramène. Il ne sert à rien de courser contre la montre ni de jeter les dés. On a faussé le jeu et truqué les horloges. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour voir. Chacun se tire dans le pied et garde l’autre pour l’auto. Chacun se tire comme il peut des griffes de la finance. Des hommes désabusés abusent de la planète. Ils empoisonnent les poumons de la terre. Ils emprisonnent les rivières. Ils croient monter au ciel par une cage d’ascenseur. Ils dessinent la main pour en couper les doigts. Ils écrivent le monde dans une prose monétaire. Après le silex, le feu, la caresse, l’outil. Après le crayon, les mots, les images, les sons. Après la bombe, le blé mort. Il faut choisir ses mots comme on cueille une rose dans un tricot d’épines. J’ai appris à vivre mot à mot, des mots venus du geste, des mots venus du ventre, de la faim, de la soif, des mots venus de rien et qui cherchent à tout dire. Je ne veux plus d’un monde coupé de l’absolu.

        

J’écris d’une maille à l’autre comme ma mère avec sa laine. Mon cahier est un tricot. J’y cherche la chaleur dans le froid du silence. J’écris planche par planche. Mon cahier est une cabane dans le bois comme celle de mon enfance jouké sur un érable. J’écris pétale par pétale. Mon cahier est le centre d’une fleur. Un colibri s’y pose quelque fois. J’écris vis par vis, écrou par écrou. Mon cahier est une machine verbale dont je m’échine à réparer le moteur, les yeux tachés par l’huile des images. J’écris marche par marche. Mon cahier est un escalier. Les clochards s’y reposent. Les enfants y glissent sur la rampe. Les amoureux s’y bécotent. Les mégères y mégèrent. Les solitaires y guettent le facteur. J’écris feuille par feuille. Mon cahier est un arbre. Les mots y font des œufs et l’écorce des nœuds. J’écris à grandes pelletées de lettres. Mon cahier se délabre. C’est une vieille remise, une cabane à jardin, un appentis de sens. J’écris poil par poil. Mon cahier est une bête réveillant la forêt. J’écris note par note. Mon cahier est une symphonie. Quand il n’y aura plus d’abeilles, de grives, de cigales, je chanterai quand même dans l’ossuaire du monde. Je jouerai du tambour avec un bout de tibia.

        

Il n’y a plus qu’un trou de mémoire à la place du cœur. De métaphore en métaphore, je m’enlise dans l’homme à chercher la sortie. Le mauvais temps rentre ses dents. Le ciel décolère passant du rouge au bleu. Le vent se décolore à mesure qu’il neige. Les paysages qu’on regarde prennent forme dans nos yeux. Les pupilles en respirent l’odeur. Souvent les larmes viennent de là. L’oiseau quitte son nid et nous monte à la tête. J’ai rayé le mot haine à la table des matières, le mot monnaie, le mot dieu, le mot fusil, mais ils reviennent toujours comme des mouches à marde empester le papier. Les ruches manquent d’abeilles, les hommes de folie. Je cherche l’horizon dans un carnet d’adresses. Je cherche à composer l’azur mais la ligne est coupée. J’attends chaque matin l’ouverture des fleurs, la montée de la sève, le retour du peintre dans l’atelier du jour. J’attends qu’il fasse la lumière.

D

Publié dans Prose

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