Moudre le blé

Publié le par la freniere

Même si la mort est un pain quotidien, il faut moudre le blé et rallumer le four. Chaque arbre a sa ponctuation. Chaque fougère a sa cartographie. Chaque oiseau a ses notes sur la portée du ciel. Chaque geste a sa conjugaison. Je note sur un cahier la doléance des plantes, le désespoir des loups, l’innocence des framboises, la franchise des pierres, la compassion des arbres, le dénuement de l’hiver, le dénouement des choses, l’halètement des hommes. Je dialogue avec la caillasse et les objets perdus. Ma grammaire est tombée et l’alphabet s’émiette. Je rampe sous la table à la recherche des mots. La bouche contre terre, je mélange ma voix à l’encre des cahiers. Je recrache des phrases dont je cherche le sens. J’avance à reculons pour surprendre mon ombre. Je pioche du crayon dans la douleur du roc, l’hécatombe des feuilles, l’éboulement des pétales. Mon double joue de ma timidité pour parler à ma place. Au-delà des paroles, je dévore tous les mots de la langue. Je n’écris pas de poèmes. Ce sont eux qui m’attendent comme des passants qu’on croise. Je cherche mon ancêtre parmi les Indiens morts. Je rentre dans mes gestes pour en sortir debout. J’attends l’apparition qui contre l’apparent. Ce qu’on laisse de côté fait place à l’espérance.

 

Elles ont beau faire de leur mieux, les mains des femmes n’arrivent plus à rapiécer les morts. Elles tricotent des suaires en forme de drapeau. Doté de la même soif, certains boivent à la source où d’autres crachent le sang. Muni de la même faim, certains jettent leur pain où d’autres sucent leurs dents.  Il y a un peu partout de l’infime qui souffre, des infirmes qui marchent sans retrouver leurs pas, beaucoup de peine et de colère, des oiseaux aux ailes troués qui ne volent qu’à moitié, des jardins où ne poussent que les orties du gel, une forêt de bras d’homme qui ne servent à rien, de l’infini qui meurt au bout d’une seconde. J’aime les mots. Il y a des choses qu’on peut dire mais qu’on ne peut dessiner, un cube sans arêtes, sans surface, sans ligne droite, un ballon sans rondeur, sans dedans ni dehors, un crayon sans mine sans encre sans odeur, un arbre sans ses branches, sans racines, sans écorce, un homme sans son corps, un monde sans paysage que celui des aveugles, un vent sans direction qui fait gémir les portes dans le vacarme inexplicable du silence, la lumière du jour que l’on écrit de nuit. Je farfouille dans les mots comme un enfant démantèle un jouet. Il me reste toujours deux ou trois pièces en trop, mais il manque des voyelles, des césures, des verbes.

 

Je ne veux pas offrir des chagrins de papier en pâture aux passants, mais affranchir le cœur des images toutes faites. Je louvoie du côté douloureux des rues à celui du soleil, de la naissance d’une rose au glas venu à pied. Je voyage comme un oiseau change d’adresse, comme l’âme d’une statue quitte son piédestal avec au bout des bras des valises invisibles remplies de mots d’amour, des mots pour dessiner le vide, des phrases pour inventer le plein. Les sourires font des trous et brisent les fenêtres. Les tags sur les murs les écartent un peu plus. Les champs ont revêtu leurs guenilles de luzerne. Le passage d’une ligne électrique au milieu du sous-bois insulte les érables. «Quels sont ces arbres en laisse qui n’ont même pas de feuilles et font fuir les oiseaux ?» La même ligne dans l’hospitalité du pré agace l’herbe folle. Même les pierres se renfrognent au son des kilowatts. Les plantes de l’une à l’autre se communiquent leur angoisse. L’abeille veut crier : «N’abîmez pas les fleurs», mais elle n’a pas de bouche. Je parle au nom des bêtes qui ne comprennent pas, de la terre qu’on viole, des ruisseaux qu’on torture. L’espace de mon corps a besoin de la terre, de l’air, de l’écorce des arbres. Les bras coincés entre deux jours, je rattrape le temps. Les pas s’égarent dans les détails. Les lignes de fuite montent à la tête. L’histoire des rides disparaît sous le rimmel. La peau du visage en perd la mémoire. On se raccroche aux tics du langage pour trouver la parole. Il faut nourrir d’oiseaux le désespoir des villes, faire pousser des fleurs au milieu de la route.

 

Le silence des mers rend les poissons muets. Les cétacés parlent pour eux. Ils ont même un langage plus vaste que le nôtre. J’avance vers la mort avec des ruses de vivant. La ligne d’horizon s’efface sur les cartes. Chaque jour, alors que d’un côté des milliers d’espèces d’insectes disparaissent, de l’autre côté les méduses prolifèrent et envahissent les plages. Entre les vents qui pleurent et l’air transportant des tonnes d’insecticides, de pesticides et de pollens chimiques faisant tousser la terre, les oiseaux migrateurs doivent changer de route. Nous n’aurons bientôt plus qu’un vague souvenir de notre humanité, le rictus du bourreau tapi au creux du ventre, des prothèses de caresses ne venant pas du cœur, des baisers de Judas, la couleur du mensonge imprimée sur la peau. Toutes les marionnettes se valent. L’art de tirer les ficelles se contente dorénavant de savoir tirer, à la roquette, au lance-flamme ou à la mitraillette. On tue de plus en plus. Le sang versé finira bien un jour par servir d’énergie. La guerre alimente le progrès, paraît-il. Qui tire les ficelles dans ce théâtre d’ombres ? Nous n’aurons bientôt plus d’autre bras qu’un fusil, d’autre voix qu’une pierre affutant les poignards, qu’un chapelet de balles remplaçant la prière. L’homme nourri de bêtes n’en finit plus de mordre. Il jappe à la télé pour vendre ce qu’il pille. Ce qu’il pille, c’est nous, notre chair, nos os, notre parole, nos mots, notre sueur à gage et notre mauvais sang.

 

Comme les yeux ne mentent pas, les hommes se regardent dos à dos. Toutes les religions se sont discréditées. Ce ne sont plus désormais que des pièges à cons, des salles d’attente pour les soldats et les grenouilles de bénitier, des succursales de la haine. Pour compléter le tableau, il faut peindre ce qui manque sans retenir son souffle, dessiner comme les enfants sans connaître les lois de la figuration, croire qu’on meurt chaque soir pour mieux jouir au matin de sa résurrection. Au point où nous en sommes, c’est le ver dans le fruit qui sauvera le monde, l’insoumis, l’hérétique, le maudit qui relève la tête et n’en fait qu’à son cœur. Ce monde dont je fais partie est si peu le mien. Je ne demande rien d’autre qu’un brin d’herbe, une miette de paix, un fruit resté seul dans l’arbre, un balai pour le cœur, un livre de poèmes parmi les invendus, un nain de jardin se moquant des statues, une simple chiquenaude sur le globe terrestre, une seule lettre perdue parmi des milliers d’autres, une goutte de rosée au sommet des gratte-ciel. J’abandonne aux broussailles toutes les clés de voiture, les pièces de monnaie, les chargeurs de fusil et les billets de loterie. À peine sommes-nous nés que nous portons déjà un bracelet de plastique. Bientôt on ajoutera une puce avec les règles à suivre, les mensonges à croire, les marques de commerce que l’on se doit d’acheter, tous les commanditaires qui dirigent la terre. Les pas déplacent le regard en même temps que l’espace. Les mots bien rangés dans ma tête, je ne m’en sers jamais. Ils servent de soutien à tout ce que j’ignore. J’ai souvent l’impression d’habiter entre les pages d’un livre. Ce qui se passe ailleurs a moins d’importance que les mots pour le dire. Le monde statique des objets et le monde mobile des humains, s’ils doivent cohabiter, ne s’entendent pas toujours. Le rêve sert de contrepoids. Le corps physique n’est pas plus essentiel que l’âme. Il faut brûler de l’intérieur, passer la flamme à ceux qui viennent.

Publié dans Prose

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