Nourrir l'alphabet

Publié le par la freniere

Entre ses larmes et ses menstrues, beaucoup de sang, beaucoup de cris, très peu de sens, la vie est là, féroce et forcenée. À chaque fois que je veux croire en l’homme, une bombe saute quelque part, une femme se fait violer, un enfant de huit ans travaille dans une mine. À chaque fois que je veux croire en Dieu, un pape ou un ayatollah exige des martyrs. Je ne sais pas. Je sais si mal. Il est plus difficile de parler d’amour que de vendre des armes. À la merci des frères des écoles chrétiennes, le trou de mon éducation ne fut qu’un marécage. J’ai appris à la dure ce qu’il fallait d’espoir. La vie est pure et sale. Je façonne son corps avec des mains mentales, du pubis à la nuque. Parmi les tonnes d’orties, une fleur me suffit, une petite fleur des champs. J’effleure à peine du doigt le global cosmique. Ce que je n’atteins pas me pousse vers le haut. Sur la page encore blanche, je hurle avec les loups. Je grimpe la montagne. Je traverse la nuit, les déserts, les toundras, les banquises. Je pénètre la pierre. J’embrasse le soleil. Je stridule comme un insecte d’encre. J’entrevois l’invisible dans les bulles pures du rêve.

        

Je vais au bois comme d’autres au concert. J’ai les oreilles d’un goupil. Je lis dans les ruisseaux comme d’autres Lafontaine. Je regarde les bêtes comme d’autres font la belle. Les animaux s’occupent à vivre. Les hommes s’occupent à tout mais si peu de la vie. J’aime le vent à la hauteur du sol, quand il réveille les insectes et brouille les broussailles, l’odeur des objets pauvres, la couleur des nuages, la neige qui se transforme en eau. Je me retire derrière mes yeux, toujours en quête de lumière. Avec le temps, je vois moins loin, mais plus profond. Le monde est pollué. Je confonds souvent le mot flic avec le mot fric. Avec raison d’ailleurs, le premier protège le second. Il ne sert plus qu’à ça, quitte à matraquer ses propres enfants s’ils défendent leur peau contre les banques, les finances, les marchandages. La paix cosmique s’accorde mal aux magouilles du pouvoir. Elle a besoin de calme, de simplicité, de candeur, de la grandeur des petites choses, de la hauteur des herbes. Elle a besoin de nains beaucoup plus que de grands hommes. Pour sauver la planète, un arbre, une rivière, un lac, il faut la volonté d’être humble, non l’ambition d’être riche.

        

Impoli avec les brutes, les vendeurs, les pédants, je suis courtois avec les bêtes. Si j’entends le silence comme un Blanc, j’écoute le jazz comme un Noir. Je suis un nègre blanc d’Amérique, un canuck, un cajun, un Acadien d’icitte. La mort d’un oiseau m’attriste. La faillite d’un trust me rend gai. Entre les faiseux de rêves et les casseurs de monde, j’ai choisi les premiers. L’âme de l’Amérique se calcule en dollars. Son église est la banque. Son véritable Dieu est une arme rapide, un chapelet de balles. Qui annoncera la damnation de l’argent dans les bureaux d’embauche ? On cache des ordures sous un tapis de roses. Je suis fleur bleu, peut-être, mais jamais un battant qui écrase les autres pour se grimper d’un cran. Grimper où ? Grimper quoi ? L’échelle sociale est un leurre, un miroir aux alouettes qui se plument elles-mêmes. La grenouille qui fait le bœuf, c’est l’équilibre qu’elle détruit. Lorsque son ventre explose, il éclabousse chacun. J’ai sauté dans le vide et j’ai lâché le fil. Dans chacun de mes rêves, il m’arrive de voler. Chaque arbre est solidaire de l’autre, chaque doigt de la main, chaque muscle du corps.

        

Un robineux grelotte contre le mur. Il se ramasse en petit change dans la poche de l’air et disparaît de plus en plus dans le regard des autres. Quand la neige a de la peine, les dégouttières pleurent. Dans ma tête d’enfant, une grosse lune se mouche dans les nuages avant d’éternuer sur mon cahier. La seule façon d’être intelligent est d’être vraie. J’écris des mots qui vivent l’un pour l’autre, qui se lisent l’un dans l’autre, qui s’écrivent l’un par l’autre. Il faut nourrir l’alphabet avec du vrai pain, la nourriture de tous, l’amour avec des gestes, la guerre avec la paix. Je ne loue qu’une page à la fois dans la maison des mots, une chambre sans lit qu’une phrase bancale, des fragments d’idées. À défaut d’un sourire, je salue le soleil d’un mot, d’une virgule d’encre. J’ouvre les parenthèses à défaut d’une porte. J’y croise quelque fois mon ignorance en pleurs, mes angoisses d’enfant. Le bruit d’une allumette rallume la musique. Elle s’envole en fumée du fourneau de ma pipe. Elle fait des o, des a, des lettres qui s’étirent en phrases, en paragraphes, en pages. Sur le point de s’éteindre, elle brûle quelque fois le tympan d’une oreille et réchauffe le cœur.

        

Il n’est plus permis d’être vieux. Trop de faux jeunes encombrent l’horizon. De souvenirs d’enfance en craquements de vie, je me lève chaque matin dans la métamorphose. Avec les mots du jour, je bricole un oiseau. Il s’envole aussitôt que l’air fait vibrer une corde vocale. Nous tâtonnons de la terreur à la nécessité, de l’erreur à la forme. La première planète persiste dans nos gênes comme nous vivons en elle. Que boivent les outardes dans leur grand vol en v ? Que voient les vers de terre, les taupes, les fourmis ? Que rêvent les racines si ce n’est d’un bourgeon, d’une fleur, d’un fruit ? À subir sans but trouverons-nous la voie, entendrons-nous les mots ? Il n’y a pas que l’homme qui souffre de la guerre, tout l’univers saigne. Chaque plante, chaque pierre, chaque bête est un peu de chacun. Sondant la pauvreté, traversant le désert, j’en sécrète la vie. Une seule goutte suffit pour qu’une pierre soit fontaine, que chaque oiseau s’envole.

 

Je souffle sur la braise. J’entretiens le feu dans une cabane de neige, assez pour réchauffer sans que fondent les murs. Il y a dans l’équilibre le léger et le lourd, la rive qu’on atteint et l’eau que l’on traverse, la chair du silence sous le scalpel des mots, le sperme qui s’écoule et l’ovule qui boit. Un enfant sur ses jambes d’allumettes rallume le fagot, la broussaille des routes, le bois sec des pas. C’est comme un feu de joie assoiffé d’oxygène.

Publié dans Prose

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