On a vendu la terre
On a vendu la terre pour trente deniers volés. On a bradé l’espoir. On a brodé du pire sur le meilleur du monde. Serons-nous les derniers amoureux, les derniers de la race ? La main géante du progrès déracine les arbres. S’il y a du néant dans mes poèmes, il y a plus de vie encore, de la souffrance du début au sillon de lumière, de la blessure des lèvres au baiser qui suture, un grand X de chair paraphant l’absolu, une tige de mots resurgis de la terre. La main qui a souillé la terre est celle qui déchire. La main qui a fouillé la femme est celle qui éclaire. La canne blanche des mots tâtonne sur la page. L’univers tout entier regroupe ses atomes comme la main ses gestes, la parole ses mots, la neige ses flocons, la route les pas de tous ceux qui passèrent et l’alphabet ses lettres. Un cadavre pendu au bout de la parole offre ses mots aux oiseaux de passage.
Je suis un homme de soif et de famine. Je ne veux pas mourir comme un homme-sandwich grignoté par les rats. Quand on enterre la révolte et ses cadavres exquis, quand on jette l’enfance avec l’eau du bain, quand on passe l’éponge sur le sang répandu, quand on rejette l’homme qui se dresse debout, je n’attends pas la mort pour crier «je veux vivre». J’écris des mots qui viennent de loin, d’une langue d’avant la lettre. Il n’y a pas à l’origine de mots à cravate, de mots à carnets de chèques, de mots à cran d’arrêt, à gâchette, à matraque, les mots profit, dividendes ou bourse des valeurs. On a truqué jusqu’à l’ombre des mots. On élève des statues pour enterrer le soleil. On a saigné la terre. On a brisé l’espoir pour frapper des monnaies Plus rien ne pousse sur le fumier des larmes. J’avance à travers les mailles d’un filet comme une aiguille de gramophone. Je marche du côté de l’envers comme un chien cherche un os pour singer l’appétit, comme un poète cherche ses mots pour sculpter le silence. De la neige des pommiers aux oiseaux de malheur, la ligne d’horizon est restée la même.
Toute forme de salaire est une trahison. L’abeille ne tue pas la fleur qu’elle butine. Elle porte le pollen qui donnera le fruit. Même au plus bas de l’homme, un enfant se redresse. Malgré ses mains coupées, il invente de nouvelles caresses. Nous sommes si fragiles. Les fils qui nous relient aux hommes nous tiennent lieu de racines. Tout s’achète et se vend, du rire à la souffrance, de l’enfance à la mort. On n’apprend pas ce qu’il faut quand il faudrait. On vit toujours en décalage horaire, en décalage de cœur, en décalage de l’âme. Je n’avais pas de place sous la peau des horaires. J’ai trouvé le poème et il m’aide à marcher. Je suis la main des mots sans pouvoir la saisir. En panne d’intelligence, je m’accroche à l’instinct, au silence des pierres, aux routes imaginaires, à l’eau de la mémoire où dérivent les heures. Je regarde le monde d’une oreille qui chante. Je flaire le paysage dans l’odorat des mots. Je feuillette. J’écoute. Je regarde. Je lis. J’intime le respect sans rouler des épaules. On n’est jamais ce que l’on est. Un autre nous attend dans les lignes à venir. Une haleine sans mots irrigue les poèmes. Le grand corps du monde fonce vers ses orteils pour réchauffer les pas, faire flamber la route, rallumer le printemps. Le soleil brille encore sur la poussière du monde. Ne me parlez pas de sagesse s’il n’y a pas de doute. Que serait l’homme sans question ? Un peu de chair et d’os sans lumière intérieure, des yeux ne voyant plus que l’horizon des yeux, des mains mécanisées, des gestes sans portée que celle des objets. Je doute que la vie soit la vie, que la mort soit la mort, que le temps soit compter.
Qu’il soit d’un enfant ou d’un vieillard, le geste de la main contre un barreau de lit reste le même. Derrière les lèvres, il y a des dents. Derrière les livres, il y a des hommes. Qu’y a-t-il derrière les hommes ? Je me transporte comme un sac. Toute route avance au-devant d’une route. Souvent la vérité est ce qui semble son contraire. Tous les mots se découvrent d’eux-mêmes. Ils recommencent le monde à la pointe d’un crayon. L’espoir reste coriace comme une écale d’amande protégeant sa douceur. Il prépare un arbre pour un possible oiseau, une niche pour les chiens qui ne viendront jamais, un escabeau de verbes pour les mots fatigués. Il y a une musique en moi qui cherche sa portée. Ma pensée est pleine de trous sanglants, de restants d’orage et de larmes d’enfant. La réalité de la mort ne dispense pas de vivre. Des milliards de microbes déchirent la peau des apparences. C’est en aveugle que je tâte les parois de mon âme. Assis derrière un mur de livres, je cherche le mot que j’aimerais être, le verbe à conjuguer, le monde au bout du monde. Je tends l’oreille au bois d’un arbre depuis longtemps coupé, aux êtres déjà morts, au silence de ma mère, au contenu d’un bourgeon qui s’apprête à éclore. Après tant de détours, de faux pas, à soixante-cinq ans, je recommence à vivre.