On ne dit pas les mots
Où allons-nous ? Que faisons-nous ? L’âme est à l’étroit dans notre corps en location. Aliénés par le superflu, on détruit ce qui suffit pour vivre. On a troqué l’intelligence pour des idées toutes faites, le temps pour des horloges, l’espace pour des images de synthèse. La mer nous recrache du gasoil au lieu de papillons de sel et de grimoires d’algue verte. Nous sommes allés trop loin dans l’ignorance de la terre. La colère des abeilles a fait tourner le miel et celle des oiseaux détraque les avions. Des tours à vent ont remplacé les arbres. Que mettrons-nous demain à la place des montagnes ? Que ferons-nous de l’homme qui a faim ? Nos mains toucheront-elles le bois, la pierre et l’eau ? Nos pieds retrouveront-ils la nostalgie de l’herbe ? Avant d’écrire, il me faut déplier les ailes d’un cahier, trouver la bonne plume et me laisser porter comme une mer soutient la vague. On ne dit pas les mots, ce sont eux qui nous disent. L’écriture existe par elle-même. J’ai besoin d’elle pour savoir où je suis, où j’en suis, d’où je viens. Je dresse avec les mots une maison de sens, de signes, de sons. Sur la table où j’écris, la lumière est vivante. Elle fait bouger sa chevelure d’ombre.
Dans le feuillage des lettres, les métaphores luisent comme des fruits. Mes yeux entendent leurs odeurs. Je croque leur chair sémantique. L’eau des mots ne se boit pas, elle se lit. Il ne sert à rien de rattraper le temps. La terre tourne au ralenti. Nous marchons sur des os. Nous traversons des ombres. Les morts sont plus nombreux que les vivants. Les plantes ont une haleine de femme, les pierres une sueur de mâle. Les choses ne sont pas muettes. Elles s’entretiennent à travers nous. Le dehors est dedans. Le centre s’est perdu dans la périphérie. Il y a des mots qui ne savent pas voler. Ils se tiennent au bord de la marge et risquent de tomber. On doit les mettre entre parenthèses. L’écriture est un bazar, une shoppe à souvenirs, un débit d’émotions. Juste à côté d’une chaise baroque et d’un cercueil d’encre, une vieille affiche offre ses mots d’hier. Un loup me hurle des questions. Je n’ai pas de carcasse en réponse mais une proie mentale. Beaucoup trop de chasseurs s’y sont cassé les dents.
Le matin ouvre les volets dans la maison des feuilles, l’auberge des merles, la grange à foin. Les arbres bougent sans changer de place. Même né de la terre, j’habite dans un ailleurs sans lieu, à tous les temps du verbe être. Une vie commence dans un mot. Une mort s’y annonce. Il y a un autre temps dans le temps, un autre espace dans l’espace. Une montagne toute entière tient sur une page, même pliée en quatre. Un fleuve la traverse. Une bête irritée déchire le papier. Les mots s’enfuient jusqu’à la bouche. Le temps se casse. Les hommes se brisent. Les gestes s’ankylosent. Il faut recommencer. La mémoire compose et décompose le temps. Le silence n’est pas une routine mais un état. J’aime la solitude. Elle est comme cette eau endormie dans l’agate, l’infini enfermé dans une boite en carton. Il suffit d’un nom, d’un mot, d’une phrase pour déchirer la boite et faire sauter l’agate. Une tache d’encre s’envole en un geyser de syllabes. Il est difficile de saisir la substance des pensées, elle coule comme l’eau. Il est une autre vie, une présence plus vraie, un homme moins futile. J’écris pour le savoir. Mon crayon est une aile dessinant sur le ciel, une limace laissant un long fil verbal, une pelle creusant la terre des neurones, une grappe d’étincelles dans une chambre obscure. Les mots regardent ce qu’ignorent nos yeux. Il est un autre temps sans passé ni futur. Tous les grands fleuves du monde, les plus hautes montagnes, le sel, le quartz, la chevelure des arbres, les petits grains de pollen, les abeilles inventant l’alvéole, les yeux du tigre, les bras de mer, le sang des coquelicots viennent d’où je viens, d’une amibe silencieuse, d’une mère d’argile, de la rencontre du temps et de l’espace. Nous ne possédons rien d’autre que le savoir, et l’amour est la forme ultime du savoir.