Où en sommes-nous avec le temps ?
À peine vivants, à peine morts, où en sommes-nous avec le temps ? À force de marcher sans rien voir, pas un grain de poussière, pas un atome d’atome, j’ai fini par atteindre le vide, par voir l’invisible. Une bizarre de chaise fait le dos rond sur cinq pattes griffues. Sa cuirette a gardé l’odeur d’un fantôme. Elle tourne sans personne autour d’un grand trou, une pensée vide sens, un film sans héros, une toile sans couleurs. Ses crissements font peur aux minous de poussière, aux mains courantes, aux poignées de porte. Les mots se sont enfuis sans laisser autre chose que des bulles, des carcasses, des trous. Tout mon sang se faufile dans les veines chercheuses. Il se rend jusqu’aux doigts pour saisir l’infini. Je me taille une route au pays des images. Je ranime les os oubliés sous la cendre. À partir d’un mot, on avance ou recule. À partir d’un son, on chante ou on se tait. Personne ne commence ou finit où il veut. La vie n’est qu’un prêt qu’il faut apprendre à rendre. Mais à qui ou à quoi ? On a beau écrire les phrases les plus belles, on ne juge que les actes. L’odeur de la pensée ne suffit pas. Il faut une chair au cerveau, une parole aux mains, une âme à la route qu’on prend, un corps à l’impossible. Nous sommes de trop ou pas assez, l’excédent ou le manque. Il faut que la présence puisse égaler l’absence. J’ai besoin d’un cahier comme un oiseau d’un nid, une rivière son eau. J’y jette quelques phrases sans combler ce qui manque. Ce qui enveloppe est enveloppé par ce qu’il veut contenir. Les choses sont des gestes immobiles entravant le mouvement. La langue et la saveur s’unissent dans les mots, la salive et le sens, les syllabes et le son. Souvent, les yeux ouverts ne servent pas à voir, mais à ne pas savoir. Ils s’égarent au bout du paysage pour oublier la terre.
Les choses touchent les choses avec la main des choses. Les hommes touchent avec toutes les mains. Le passé n’est jamais le passé. Il forme le présent. Le futur n’est jamais le futur. Il poursuit le présent. Les gestes font la main tout autant que la main fait le geste. Les mots se lisent entre eux dans une bibliothèque. Je cherche un point d’appui pour les mots que j’écris, un levier pour le cœur, un outil pour aimer. On ne sait jamais vraiment ce que l’on veut. La réalité est une histoire trop courte pour le rêve. Les hommes dorment sans que dorment leurs songes. Tôt ou tard, les mots s’échappent du papier. La main s’écrit dans l’air en gestes syllabiques, avec des images de profil, des métaphores tronquées, des choses faites de mots. Les phrases s’écrivent par le vol d’un oiseau, les signes sur l’écorce, les striures sur la pierre, les failles des falaises, les mouvements de l’eau, les sarcasmes du vent. Le ciel de tous n’est pas le même ciel. Chaque homme situe la lune dans un ciel différent. Il ne suffit pas d’exister pour être. Quelle main se contenterait d’un doigt ? Quelle route se suffirait d’un pas ? La vie est plus libre que l’homme. À défaut d’être lues, les bouteilles à la mer s’inventent un destinataire. Les choses qu’on attend existent dans l’attente. Dans l’écriture de la vie, la métaphore suprême reste la mort. Dans l’ombre du silence, la voix se fait lumière. Les choses qu’on attend existent dans l’attente. La distance entre les hommes n’est pas la même pour tous. Ceux qui sont le plus loin sont parfois le plus près. Dans un monde meilleur, la main donnant le pain est celle qui boulange. Il n’y a de grenades que celles qui éclatent en mille petits fruits et barbouillent la bouche. Dans la maison de l’être, il faut sans cesse ouvrir une porte sans savoir où elle mène.