Plus lourd

Publié le par la freniere

L’eau du lac se soulève comme la poitrine d’un dormeur. Le ciel est d’un rose sale, assez pour éclairer de biais les choses qui sont laides. On ne voit pas les autres. L’harmonie a disparue dans les quasars. Je ne peux plus écrire. Un vent d’incohérence agite les voyelles. Derrière le rideau clos des gestes quotidiens, je me perds en moi. Celui à qui l’on parle n’est pas tout à fait là. Il traîne les pieds dans son passé, trempe ses lèvres dans les mots. Je me faufile entre les choses, les interstices, les intervalles, les hommes, les trous noirs du temps. Mes oreilles flottent parmi les sons légers de l’air. La vie reste pour moi un profond mystère. Ce que la science nous explique n’atteint jamais le cœur. Les réponses n’ont jamais l’acuité des questions. Si je tenais le monde entier, je l’échangerais pour quelques lignes d’un poème. Ceux qui gèrent les choses ne sont jamais le monde. 

 

Je suis surpris qu’on trouve encore le courage de vivre. Lorsque je suis trop las, j’envoie mon corps se promener. Je le rejoins plus tard. C’est fou ce qu’il peut trouver quand je ne suis pas là. Je remets mes pieds dans ses pas, plus lourd de quelque chose dont j’ignore l’origine. Au fond de moi, quelque part, la vie renaît. Quelques idées s’amusent dans ma tête mais je suis ailleurs. De toute façon, j’ai oublié mon carnet. Les phrases me tombent des mains et je n’ai rien pour les retenir. Je suis comme enfermé à l’extérieur de moi. Je marche sans sentir mes jambes. Je parle seul mais rien ne sort. Quand j’ai voulu faire de mes mains des doigts de pianiste, elles ont fait la sourde oreille. J’en ai fait autre chose, des crayons, des clous, des semoirs, des pinceaux. Nous sommes incomplets.

 

 Je suis surpris qu’on pleure encore. Tout n’est donc pas désespéré. Même les banquiers écoutent de la musique. Les livres communiquent entre eux. Ils se répondent d’un titre à l’autre, d’une étagère à l’autre, d’une lecture à l’autre. Dans ma bibliothèque, j’ai beau le mettre n’importe où, Kierkegaard s’en va retrouver Nietzsche. Bachelard se promène à l’air libre. Je trouve dans mes carnets de notes des phrases que je n’ai pas écrites. J’écris de la main gauche. Elle boite sur la page selon l’usure du crayon. Des objets disparates se glissent entre les lignes. Des fils d’araignée relient les parenthèses. Le vent souffle sur le toit en imitant le bruit des pages. Assis sur une chaise de papier, j’ai l’obsession des mots. Les portes claquent dans la maison mentale.

 

 Je suis surpris qu’on se souvienne ou qu’on oublie. Je marche sans faire de bruit. La promenade est un exercice litanique, une présence plénière. On se souvient de sa première culotte. On oublie aussitôt les dernières nouvelles. Il existe une connivence entre l’enfance et la mémoire. Ce qui arrive pour la première fois continue pour toujours. D’une certaine façon, l’enfant et le vieillard se complètent. Ils n’ont pas de temps à perdre à faire semblant. La mémoire est un filtre. J’avais à peine un an lors de l’incendie du Mont St-Hilaire. Je le revois encore dans ma tête avec de plus en plus de précision, mais je ne retiens pas mon numéro d’assurance sociale. Je confonds les noms de rue et celui des acteurs, la gauche avec la droite, la parole et le geste.

 

 Je suis surpris qu’on meure encore. Il y a des jours où l’on existe et d’autres où l’on n’existe pas. Il y a tout un visage du monde qui nous reste inconnu. C’est de ce lieu qu’émane la dimension spirituelle. Enfant, j’avais une belle écriture. Aujourd’hui, les mots décampent sous ma plume, tirant à hue et à dia. Ils glissent et dérapent. Ils boitent sur la page. Les syllabes et les voyelles se font la guerre des boutons. Mes manuscrits sont un fouillis sans nom. Je peux à peine me relire. Il y a là quand même une façon plus libre d’empoigner la vie. On ménage moins ses émotions, quitte à passer pour fou. Je me débrouille dans les mots comme un enfant sur un vélo dont les roues sont bancales. Les ambitions sociales nous empêchent de vivre. Faire est insuffisant. Il faut être. Je voudrais que l’encre sur la page ait la chaleur du sang.

 

Je suis surpris qu’on aime encore. Des petites vieilles s’amusent à dessiner des cœurs. Des enfants font pareil. Il n’y a qu’à l’âge adulte qu’on n’ose plus rougir. On se cache pour être ému. On prend l’argent pour la réalité et le rêve pour un numéro gagnant, l’esclavage pour un bien et la publicité pour une raison d’être. Un peu plus, on s’excuserait d’avoir été enfant. J’ai toujours préféré la curiosité et l’attention aiguë aux êtres à toute forme d’explication. Il n’y a pas de bons ou de méchants mais des êtres imparfaits, des âmes insuffisantes. Des ouvriers sont fiers d’avoir perdu deux doigts dans les dents d’une machine. Des boiteux marchent droit et des banquiers louvoient. Des soldats désertent et des prêtres défroquent. Des enfants grandissent et perdent pour un temps leurs yeux polyphoniques dans une lecture monodique. Je voudrais m’émerveiller comme un môme de six cents ans.

Publié dans Prose

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Commenter cet article
J
<br /> <br /> J'ai particulièrement aimé les deux premières strophes.<br /> <br /> <br /> (Il me semble y avoir une faute dans "Je suis comme enfermer à l’extérieur de moi.)<br /> <br /> <br /> <br />