Pour la raison du coeur
On ne sait pas vivre sans apprendre à mourir. On disparaît sans même avoir été. On entend mal les anges dans la friture des portables. On n’écoute plus le cœur dans le vacarme des idées. Les abeilles se meurent pour un mauvais butin. Que de crimes commis pour la raison d’état. Que de partage pour la raison du cœur. De chaque côté du monde, il y a toujours de l’inespéré. Il suffit de grimper la pente, de traverser le fleuve, d’ouvrir les parenthèses, de tracer une route, de sortir un crayon, une flûte, un pinceau. Écrire. Lire. Marcher. Je porte l’horizon sur le dos, une géographie tatouée sur la peau. J’habite dans ma voix, de la cave au grenier, de la fosse nasale à la fosse d’orchestre, de l’atome à la flûte, des larmes dans la bouche au ventre des nuages, de la terre aux étoiles. La vie s’assoit sur mes lunettes sans y voir plus loin. Je tiens l’espoir contre mon corps comme une mouette sur la vague. Je sème du soleil dans l’orage, du pain pour l’appétit des yeux, des notes sur de petits carnets. Ne sommes-nous pas nés pour vivre ?
On n’aime pas les pauvres, les malades, les fous. On n’entend pas les pas d’un homme dans la foule, son cri dans la rumeur des choses. J’écris comme une bête prévoyant l’incendie. Mon crayon est une baguette de sourcier. Il n’y a pas que des idées dans la philosophie. Des fruits poussent dans les branches du cerveau, des neurones en fleurs, des images en pagaille, des plumes d’ange, des regards de fée. Il n’y pas que des arbres dans les bois, des oiseaux dans les nids, des hommes sur la terre. Il n’y a pas que des mots dans un poème, de l’encre sur la page, de l’orage dans l’air. Pour un mot qui enchaîne, un autre nous délivre. Un ciel lavé de frais m’éveille chaque jour. Ce n’est pas la lampe qui peut voir mais celui qui l’allume. Écrire me tient debout. J’ai une échine en bois de frêne parcourue d’une mine. Elle attire les mots comme la limaille sur l’aimant.
Des spéculateurs de toute sorte ont saboté l’avenir, éventré les montagnes, dilapidé l’azur, l’ozone et le soleil. Je regarde le monde du haut de mes dix ans. Les arbres sont plus grands, les nuages plus près, les anges encore présents. J’agrandis l’univers avec une poignée de sable. Mille déserts à traverser avant la pluie des mots. Mille routes où se perdre avant la première ligne. Tant de cendres à fouiller avant le premier feu. Tant de choses à jeter pour un petit miracle. Les enfants, sous la morsure des balles, dans les mains des bourreaux, réclament encore des contes. Leur espoir infini nous sauve du désastre. Chaque jour, continuer d’écrire, poser des mots sur le silence, des lettres d’or sur le néant, rafraîchir la source, apprivoiser l’orage. Un livre est là sur la table. Le vent tourne les pages, emmêlant toutes les phrases, mélangeant les cédilles avec les virgules, les métaphores avec les oxymores, changeant les fins de phrase en ruisseaux d’encre bleue. Le texte vole en éclats. Je le recouds avec du vieux papier, des graffitis palis, la mauvaise herbe des chemins, de la salive et du courage.
Lumière et ténèbres : les deux mots pour une même chose, le yin et le yang, l’alpha et l’oméga. Un papillon s’évade sur la blancheur des pages. Appuyé contre le vieil érable, je compte les samares. Dans mon cahier de cuir, les mots se sont couchés comme de petits insectes. Le bec noir d’un Bic leur chatouille les ailes. Lire, ne plus cesser d’écrire dans l’étonnement de vivre. Les voyelles font des oh et des ah. La syntaxe mordille un morceau de bonheur, les petits riens en fleurs. Chaque seconde est une luciole dans la noirceur des heures. J’accueille avec de l’encre et du papier toute la beauté du monde. Tout est là mais nous ne savons pas voir. Les lunettes du profit embrument la bonté, la tendresse, l’amour. Le ciel est noir de nuages. On passe des années sans rien voir, des siècles sans entendre. Nous échappons la vie dans un nid de couleuvres, un bac d’épluchures, un évier mal rincé. Il faut beaucoup d’azur pour se laver les yeux mais la couleur des jours finit par apparaître. Un arbre tousse et réveille un oiseau. Un peu de pluie allège les heures besogneuses. Un jardin donne ses fruits à la faim des saisons. Des notes en guenilles font une symphonie. Les petits riens du monde laissent entrevoir l’infini.