Pour traverser le désert
Les muezzins ne sont plus à un appel à la prière mais une incitation au meurtre. Tous les clochers sonnent le glas. Le bruit des tiroirs caisses sert de battement de cœur. Je n’ai pas la foi des prières mais celle des caresses. J’empile sans faire de propre des mots sur un cahier. Le fil de l’histoire m’échappe en mille brins de mémoire. Trop de visages déteignent dans le maintien des apparences. Je balance sur un pied sans savoir où tomber. Il est plus facile de dire ce qu’on n’est pas que d’être ce que l’on rêve. Il faut croire aux oasis pour traverser le désert. La tête pleine de temps, je crache des années dans une flaque d’âme. J’écris avec les moyens du bord, les nerfs et le sang, les tics et la mémoire. Je monte sur une échelle de mots jusqu’au toit du silence. Penché sur le néant, quelques virgules me retiennent de tomber tout à fait.
Je marche en funambule sur ma voix. Mon temps n’a rien à voir avec les dates sur un calendrier. Un papillon s’échappe de mes mots. C’est l’heure de l’écriture. Les mots cognent aux fenêtres, font claquer la porte et trembler les verres sur la table. Toutes les choses se mettent à parler. Elles réclament la justice, la bonté, la magie. Il faut nourrir mon cahier, le remplir d’images, l’envelopper d’émotions, le réveiller sans cesse. Une arche de voyelles enjambe un filet d’encre. Le pont est en papier. Il suffirait d’une allumette pour que tout s’efface. Je prête souvent aux choses des images de l’homme, des épaules à la cruche, un cou à la bouteille, une bouche au volcan, un œil à l’ouragan, mais lorsque mon loup pleure à la mort de ma femme, ce sont des larmes d’animal. Lorsque la fleur sourit, ce sont des lèvres végétales. Lorsque la pierre s’entête, c’est une patience minérale.
Quand je lis un livre, je m’installe dedans ou je l’installe dehors. Les rues deviennent mes entrailles. Un peu de nuit persiste dans le rire gras du jour. Il est facile de plier comme un roseau, de casser comme une paille, de sécher comme du sable, de mordre comme un fruit, de vivre comme un mort. La lumière de l’amour fait divaguer les ombres. Chaque œil ne voit pas le même paysage mais le même horizon aimante leurs regards. La peau du peintre est celle de ses toiles. Le visage du poète est celui de ses mots. La larme d’un vieillard est un sourire d’enfant. L’eau de la terre reflète les nuages du ciel. La caresse du vent est le pollen de l’air. Le vol d’un oiseau est le rêve d’un arbre.
Contre les affameurs d’enfants nous faudra-t-il réveiller les cadavres. L’argent dont ils tirent leur orgueil fait tirer aux autres le diable par la queue. On a troqué pour Dieu les droits de l’espérance. Nous prions à genoux au lieu de rester debout à remercier le ciel. On cherche la douceur dans un fouillis d’échardes. Il faut mettre ses chances du côté de la vie, son doigt sur la blessure, les images à l’envers pour voir à l’intérieur. Je nage dans la tendresse des petits choses, un peu de terre entre les doigts, de l’aube sur les cils, du pollen dans l’air, le premier o, le u, le dernier i, le oui, le soleil étonnant, la propreté du froid. J’avance avec des pas débordant des souliers, des rêves gigoteux comme des achigans, des caresses à rebours. Ce soir, la lune est pleine. Elle brille dans toute sa grosseur et suinte sur le comptoir des yeux comme un cerne d’eau bleue.
J’ai l’impression d’avoir toujours écrit. J’avance imbibé d’encre jusqu’aux os. Il est normal que je laisse des traces un peu partout, des pas en forme de mots, des gestes en forme de livres, des yeux en forme de pages sous les lunettes du jour. Mon silence lui-même rend un son guttural et muqueux. Ma toux se mêle aux cris d’oiseau, mes cicatrices aux murs, la clef de sol aux cadenas rouillés. Je n’ai jamais appris la grammaire ni la ponctuation. Mon écriture boite, fait des ronds de jambe, des pâtes, des grumeaux, des faux pas. Je ne mange pas à tous les râteliers. Je bois au verre des orages, à la flûte des rosées, à la bouteille du cœur. On ne vit pas écartelé entre deux phrases sans leur donner du sens. Le cœur remonte jusqu’aux lèvres.
On a remplacé les champs par des banlieues cherchant leur centre, des panneaux publicitaires avec rien derrière, les arbres aux mille oreilles fines par des antennes télé et la peau de la terre par du bitume sale. On a troqué la vie pour du cinéma, la vertu pour la loi, la valeur pour l’argent, la perfection de l’eau pour les canettes de coke, l’humanité pour la sensiblerie, les pistons du cœur pour les bielles des moteurs. J’embrasse les ecchymoses sur le front de l’azur. Je cherche les caresses égarées, les adresses effacées sur l’enveloppe du cœur. Je mâchouille des mots, des mots comme des fleurs à naître entre ronces et cailloux, de l’herbe entre les dents, de l’azur dans la bouche. L’humus a mis des millénaires pour faire une forêt. L’homme a mis des siècles pour arriver au pain, des années de désert pour une maison de verre, si peu de temps pour apprendre à tuer. Il faudrait inventer un bâton de pèlerin traversant les champs de mines sans y perdre une jambe. N’y aurait-il qu’une goutte, cela suffit pour retrouver la source. N’y aurait-il qu’une graine, cela suffit pour dessiner la terre. N’y aurait-il qu’un seul pas dans le désert, cela suffit pour continuer la route. La ligne d’horizon commence sous la peau des hommes. Depuis quelques années, j’ai ralenti le pas, mais la terre tourne plus vite sous mes pieds. Face au néant, seuls les mots amour et mort ne sont pas vagues. Ils soutiennent les autres.