Pourquoi pas
Faisant la sourde oreille à l’appel des fous, piétinant les plates-bandes du cœur, chaussant les pas perdus avec les pieds des morts, faisant le pied de grue derrière la moindre file d’attente, payant comptant pour du néant, tirant du gun ou du couteau, dessinant l’horizon sur des écrans de fumée, l’homme a toujours traqué la bête, du ptérodactyle au câlinours. On n’hérite pas de l’ombre sans lumière, de mort sans la vie. Ce qu’on nous laisse entre les bras les allonge un peu plus. Ce qu’on nous laisse entre les yeux nous fait voir plus loin. Il n’y a jamais loin de la coupe aux lèvres. Un seul mouvement de langue transforme le matin en mitan et la peur en vapeur. Un petit nerf dans la tête fait danser les neurones. L’oreille monte plus haut que les sons qu’elle entend. Je n’ai pas peur des loups mais du déclic des fusils. Je ne crains pas l’orage mais l’orange mécanique. Ni possession ni victoire, être là simplement, écouter l’écoumène, obéir à la terre.
À force de servir de marchepied aux vendeurs de tout acabit, nous finirons comme des escaliers qui donnent sur le vide. Les plus pressés érigent même des ascenseurs à néant. Pourquoi pas l’accolade, la poignée de main, le troc et même la misère ? Ce serait mieux que les salaires. Pourquoi pas l’utopie, le rêve, la berlue ? Ce serait mieux que les affaires. Pourquoi pas l’espérance, la gratuité, la bonté et même la pauvreté ? Ce serait mieux que la finance. Je tourne autour du mot. Je grimpe sur l’échelle des lettres. Avoir mal aux autres, c’est avoir mal à soi. Tous les maux sont communs comme les mots qui les disent. Nous ne sommes jamais seuls. Tous les estropiés, les sans grade, les muets survivent dans ma voix. Un cul-de-jatte habite mes deux jambes. Un manchot agite mes deux bras. Tous les mots couleraient à pic sans le silence comme soutien. Les choses attendent le regard ou la main qui les touche. Quand l’ombre disparaît, son haleine s’écrit sur la buée des vitres.
Il y a trop d’ombre d’un côté de la balance. Le poids de l’or fausse la vie. À force d’enterrer à chaque jour un mot, l’alphabet n’est plus qu’un ossuaire. On crève lentement d’être homme, pourquoi hâter le pas ? Au lieu que les vêtements me portent, je marche nu sous mes haillons. Il n’y a rien qui vaille en-dessous de l’amour. On ne met pas impunément les sardines en boite, les fleurs à la boutonnière, les poètes en prison. Je n’ai rien semé dans les hectares de la ville. J’ai suivi la rivière et remonter le fleuve. J’ai déchiré mes billets de vie sociale, mes carnets de banque, mes relevés d’emploi. Je n’ai pas le cœur d’une auberge. Il y a longtemps que j’ai quitté le bar. Je m’asseye seul à table pour écrire et chercher l’os dans le gras de la vie. La souffrance des choses n’est pas celle des hommes. Il n’y a pas d’attelle pour les âmes éclopées. Du comique au cosmique, il y a plus qu’un s. Chaque geste s’ouvre sur le ciel. Chaque pas surplombe l’inconnu. Chaque mot longe un abîme. Il suffit d’un rien pour que les pieds décollent. Pourquoi se limiter à l’homme ? Ses mots, ses rêves, ses idées vont plus loin que lui. Pour que le monde soit comme il devrait, il ne faut pas ramper mais se tenir debout.