Près d'un arbre
I |
l ne faut pas perdre sa vie à la gagner mais préparer sa mort avec les doigts d’un jardinier, perdre son temps avec la graine, la semence, la source, tenir le feu entre ses mains, la neige entre ses doigts, la pluie entre ses cils, le rêve entre ses mots, faire l’accolade et l’accalmie, la courte échelle et la grand’ roue, se perdre sur la route et se trouver entre ses pas. Il ne faut pas prier Dieu mais remercier la terre, aimer pour vivre et vivre pour aimer. Écouter le silence, le bruissement des feuilles, la parole des oiseaux, regarder le soleil, le ciel bleu, les nuages, c’est déjà aimer. Pourquoi chercher de l’or ou du pouvoir ? L’air est une peau immense. Un oiseau se faufile dans son tissu fragile. Son vol est une cicatrice. Quand il se pose sur une branche, l’arbre lui offre ses racines, l’oiseau lui prête ses ailes.
Est-ce le paysage qui m’habite ou est-ce la parole ? Seul au milieu de tous, mêlé à chacun, j’avance ouvert de toute part, de l’intime à l’intime, en appels de tendresse. Je renais près d’un arbre. L’être et le monde ne font qu’un. La parole intègre l’âme au corps. Le tremblement des mots anime le silence. Je marche avec les bêtes avec un pas d’antenne. À mi-chemin du puits et du soleil, je rencontre la source. La lune s’évapore avec la rosée. L’orphelinat des ombres trouve une mère de lumière. La vie aimante son pollen sur la pointe d’une flèche. L’amour essaime dans le vent des atomes jusqu’au miel des caresses. Tous les yeux se reflètent dans le regard de la mer. L’espérance des épis dodeline de la tête. Un arbuste se hausse sur le dos d’une colline. Un torrent sort la langue par les failles d’un rocher. Toujours la vie pousse, la sève monte, la poussière des hommes se transforme en lumière. Le monde recommence à chaque déchirure.
L’argent mène à la haine comme la roue à la ligne droite. Il y a la route, il y a le pas, et puis la pelle en terre. Vers où, vers quoi ? La bête humaine surgit du placenta du monde. Un ciel se dessine à l’extrémité du crayon. Les phrases filent en rang d’oignons sur un jardin de papier, la chair du paysage, la pierraille obstinée de la vie. Des petits mots de rien mettent leur bonnet d’âme sur le vocabulaire, des taches d’espérance sur les chemises du temps, l’éventaire en lambeaux de la désespérance. Je cherche une rivière où me laver les pieds, un marteau sémantique pour réparer mon âme déclouée de ses planches, une once et demie d’intelligence pour comprendre la cage à mystères, un tambour d’enfant fort pour éveiller le silence, une page où renaître, une chair de lumière pour quelques os séchés. Je n’échangerai pas un seul doigt de caresse pour une main d’histoire, une seule main d’ami pour un bras d’honneur, un seul poil de vie pour la perruque des honneurs. Lâches devant la mort, les hommes inventent Dieu. Avoir est temporel. Savoir est illusoire. C’est être qu’il nous faut.
Des mots se dressent tels des gardiens de vie. Ils disent que le monde est un enfant de salaud. Ils disent que le monde peut aussi être beau. Une simple métaphore empêche l’avalanche. Quelques atomes debout sont le début de l’homme, un cri, un feu, une accolade enfin de la paume à l’épaule, un dessin sur la pierre, une caresse imprévue. Plus tard, beaucoup plus tard, pour un poil d’orgueil, pour un désir de riche, on torchera le sang sur le corps des blessés. Pour la soie d’un drapeau, une couleur de peau, une pièce de monnaie, on inventera l’exil des apatrides, la peur des oiseaux entre deux mitraillettes, l’exclusion des légendes, l’indifférence du monde injuriant la beauté, les jardins disparus, les plantes sans racine, les hommes sans bonté. On n’a plus de temps à perdre. On l’a pris pour monnaie. Même la pluie laisse un goût d’inutile Nous mangerons des piles sèches sur du vide imprimé par la Banque. Nous nous reproduirons comme des doubles exacts en buvant du pétrole. Les écrans volent déjà ce qui nous reste à voir et les portables taisent ce qui nous reste à dire.