Presque rien

Publié le par la freniere

Je n’irai plus errer au loin. J’ai retrouvé ma peau, mes paupières, mes pas, ceux qui tournaient en rond au carrefour du vide. Ils marchent sous mes pieds en remuant la terre. Ils caressent en montant les flancs d’une colline. Je porte dans mes vers, le vent, le vert, la vie, la moelle d’un homme en marche vers lui-même. Un gros galet repose sur mon carnet ouvert. Je le contourne pour écrire. Mes mains vides sont pleines du possible à venir. Des fées s’agitent dans la maison des feuilles, ou est-ce la lumière plus transparente à l’aube ? Que seraient tous mes mots sans la présence de l’herbe, sans la lumière de l’eau, sans le souffle des bêtes ? Ils ne sont ni récit ni poésie ni drame. Ils se tiennent à l’affût entre le je et l’autre, entre le tu et le nous. Ils ne tiennent qu’à un fil allant d’une ombre à l’autre, du chant du coq à la rosée du soir, de la perte du monde à l’abondance du cœur. Trois pissenlits suffisent pour espérer plus loin, le bonjour d’un tamia, les battements d’une aile, une feuille qui glisse sur les vagues éparses. Au domaine des cent ans, on ne se lasse pas de vivre. Entre deux phrases ou deux baignades, une biche vient boire à la rosée des jours. Les tiges à l’automne portent des fleurs imaginaires et les arbres tutoient le moindre vent qui passe. Les mots trouvent leurs lèvres. Toutes les routes sont la même, c’est le marcheur qui change.

 

Un rêveur ne connaît pas le chômage. Il travaille à bâtir ce qui donne sens au monde, non pas pour le détruire, mais lui donner une âme. J’habite avec Thoreau un pays de cocagne incarné dans la terre. Chaque plante est un être vivant. Un arbre peut souffrir. Une fleur peut pleurer. Une source peut donner. Je m’enchante d’un merle chantant la pomme dans un arbre, d’une fourmi transportant une simple brindille, du plus humble galet irisé par le temps, de la vapeur d’eau s’échappant de la pierre, du mouvement chaloupé des vagues, d’un môme en bicyclette pédalant en rêvant, une canne à pêche sur le guidon, du petit cul plein de bave d’un escargot rampant, d’une lune bouddhique qui offre sa lumière, d’un chat qui s’ensorcèle avec sa propre queue, du langage du corps récitant l’alphabet des caresses, la langue des baisers qu’on tourne dans la bouche. J’enfile au bout des mots des perles d’émotion. Non, je n’irai plus m’encager entre des murs lugubres, faire la queue pour un permis de travail, cueillir la rosée dans le chiendent des larmes ni recueillir la rouille sur un fleuve d’acier. Mes mots ont retrouvé le sens de la route sur un sentier sans but. Je suis vieux, je le sais, mais je renais chaque jour. Il me suffit d’ouvrir un carnet chargé d’âme et d’y mettre des mots.

Publié dans Prose

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