Que reste-t-il ?
R |
estera-t-il assez de maringouins pour les oiseaux, de plancton pour la mer, assez d’amour pour les hommes ? Restera-t-il assez de mots pour faire l’inventaire, assez de mine dans le crayon, de poissons dans l’eau et d’épines à la rose ? Le monde quitte le rêve pour faire de l’argent. La terre étouffe sous le vomi de l’histoire. Je suis celui qui part, non celui qui arrive. La route brûle aux premiers pas et j’en tire la cendre. Les mots me suivent comme des chiens. Je suis avec l’homme qui meurt, la femme qui accouche, l’enfant qui se questionne. Je vole avec l’oiseau, remue avec la mer, résiste avec la pierre. J’ai tout perdu mais j’ai créé le reste. J’ai mis à ma valise une poignée d’enfance. Elle est pleine de questions, de billes, de poèmes. Il est difficile de nager sur un fleuve de pierres. Juste avant qu’on l’abatte, un arbre continue à produire des feuilles. Il y a tant de vie autour de chaque mort, tant de poêles qui chauffent pendant les nuits d’hiver, tant d’enfants qui s’amusent entre les ruines du monde.
Lorsque la roue s’arrête, je me mets à marcher. Quand les moteurs se taisent, j’écoute les oiseaux. Je suis la voie déviée qui mène où l’on se perd. La main tendue des autres m’empêche de tomber. Je soulève la vie avec le bras du cœur. J’éveille des images avec le bruit des yeux. Je cherche sous la neige le sourire du monde, un carré de salades et la douceur d’un loup. Tout recommence avec de simples mots, ce sourire en plein cœur comme des volets ouverts au milieu de la misère, les bicyclettes en fleurs entre les vents contraires, le regard d’un faon dans les vapeurs de l’aube, les œufs d’hiver dans le nid des sapins, l’enfant qui court dans les pas d’un vieillard, le sourire à la une sur le journal du visage. L’eau court entre les mots. Le matin s’abandonne au vent des métaphores. De quel lieu secret partent donc les routes ? Où vont-elles ? Caresse ou poing levé, la vie est déjà là quand s’animent les gestes. Je me mets à écrire. Il me faut bien finir chaque phrase du vent et trouver la lumière d’où origine l’ombre. Les mots nous rendent au monde.
On ne naît jamais seul. Depuis la traversée des hanches, une mère nous porte au-delà de sa mort. Sans sa présence, je ne serais qu’un rêve mort avant d’avoir vécu, une rivière sans eau. Cherchant la route sur la route, un peu de paille sur la neige, une étincelle dans la braise, je vis entouré d’elle. Toute parole monte des profondeurs du ventre. Les mots se font légers malgré le poids des maux. Les premières voyelles apprennent à voler et les consonnes chantent sur les lèvres du vent. Il suffit d’un seul mot et le chaos s’ordonne. L’émotion prend son sens. Le rêve quitte le sommeil et transforme les heures. La terre se souvient des premières racines. Nuit et jour, les eaux se chargent de lumière. La terre s’émeut entre les pôles. Au plus noir de l’homme, une femme toujours apporte sa parole. Pour celui qui a soif, la vie se change en eau. Des mains se cherchent. Des bras se trouvent. Les muscles de la terre se condensent en caresses et ses lèvres en baisers. Les oreilles s’ouvrent à l’infini. Les yeux se remplissent de ciel. Chacun cherche dans l’autre les premiers pas du monde, les premiers mots du cœur sur la page du jour. De l’origine à l’origine, dans la parturition des mots, la vie n’est que passage d’une naissance à l’autre.