Sur la paille des yeux

Publié le par la freniere

 

 

à Ile Eniger

 

Y aurait-il une parole unique dont chaque vie serait l’écho ? Quand les légumes ont soif, j’entends souffrir la terre. Il faut remettre en route chaque atome, faire éclore des images sur la paille des yeux, aller plus loin que ses bras. Le bout du chemin n’attend qu’un pas prolongeant l’horizon. La langue que nous parlons présuppose les lèvres. Les mots appellent ce qui se tait. Quelque part, un enfant joue avec la pluie. Un autre suce du soleil. Les branches d’un arbre s’étreignent comme des mains. La magie court entre leurs doigts. Dans la forêt du monde, chaque arbre s’appuie secrètement sur un autre. Dans une même phrase, les mêmes choses changent de nom. À chaque pas, la route perd son sens mais le retrouve à l’horizon. Il faut tout voir comme si les yeux n’existaient pas, entendre la parole dans l’oreille du sourd, parler avec des mots sur quoi prendre relief.

Sous la poussière des mots, une braise persiste. Il suffit d’un souffle pour ranimer le feu. Contre le poids du vent, le tronc reste appuyé sur un nid de racines. Le froid est une source tout autant que le feu. Ce qui d’abord nous éblouit accentue les ténèbres. Même le vide garde espoir, celui qu’on le remplisse. Tout au bout de la route, une saison m’attend, étape sans cesse différée. Un fleuve tout entier commence par la source comme une phrase par un mot. Quand j’interroge un arbre, c’est l’oiseau qui répond. Quand je touche la pierre, je caresse une étoile. Qu’importe qu’on vive par défaut, la beauté d’une fleur incite à l’indulgence. Quand le monde est trop plein, les mots débordent sur la page. D’une route à l’autre, d’une fenêtre à l’autre, d’une page à l’autre, je m’adresse à la mort tout autant qu’à la vie. Chaque parole est une porte pour entrer ou sortir.

Cherchant la buanderie, on emporte avec soi le linge sale des souvenirs, les vieux bas de la mémoire, les camisoles de force, les chemises du temps. Soixante ans plus tard, je me souviens du premier chant d’oiseau, de ma première couleuvre, de ma première pluie, mais j’oublie chaque matin à quel jour on est. On ne leurre pas le fumier en lui jetant des roses, on ne trompe pas l’oiseau en lui jetant des miettes, mais on nourrit la terre avec le pain des mots. À ma première neige, j’ai cru que l’été ne reviendrait jamais. À ma première phrase, j’ai découvert un monde où je me perds encore. Ce qui éclaire le plus loin, ce n’est pas une bougie, une lampe, un flambeau, mais une lueur dans les yeux. Je préférerai toujours au mal de vivre une touffe d’herbes folles, un sourire d’enfant, une goutte de rosée.

Chaque pas mène plus loin qu’on ne le croit. On peut faire des arbres avec des voyelles, faire entendre la sève, écouter les racines. À force d’alphabet, je redresse l’échelle entre l’abîme et l’homme. Je suis un être humain comme un arbre est un arbre. Nous échangeons nos âmes par les feuilles ou les mots. Les hommes ont tous les mêmes gestes pour naître ou  mourir, pour caresser ou étrangler. Le cœur des enfermés, je l’entends battre dans l’espace comme de l’eau au fond d’un puits. Je retiens à pleins mots l’éphémère des jours.


Publié dans Prose

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I
<br /> <br /> Un grand merci Jean-Marc de m'avoir dédié ton très beau texte et de l'avoir placé juste au-dessus du mien sur ton blog.<br /> <br /> <br /> C'est vrai que je trouve insupportables ces écrivants qui courent les revues et autres points de mire afin que l'on voit leur nom partout. De même que je trouve néfastes ces critiques qui<br /> dénigrent et démolissent ce qui n'entre pas dans leur champ de sensibilité personnelle ; loin d'être garantes d'une objectivité, ces critiques ne mettent en évidence qu'un sectarisme porté par<br /> une mode de pensée ou d'écriture.<br /> <br /> <br /> Et l'on sait ce que valent les modes !<br /> <br /> <br /> Il me semble essentiel de rappeler de temps en temps que l'écriture est un parcours solitaire qui engage totalement celui qui écrit et cela dans une humilité qui ne devrait avoir d'égal que le<br /> travail à accomplir pour offrir le mot et la phrase les plus justes possibles.<br /> <br /> <br /> Nous sommes loin ici des parades de salons et autres reconnaissances revuesques.<br /> <br /> <br /> De même il me semble important aussi de rappeler que la critique dans ce qu'elle a de plus noble, c'est à dire la mise en évidence d'un regard singulier sur une oeuvre, devrait procéder d'un peu<br /> plus de neutralité dans le propos, qu'elle dénonce ou qu'elle admire.<br /> <br /> <br /> En effet à quoi sert de démolir ou encenser ?<br /> <br /> <br /> Il serait bien plus convaincant de savoir montrer les faiblesses ou les richesses d'un écrit sans passer par la case ego qui, si elle flatte celui qui développe le propos, n'est quand même qu'un<br /> reflet très limité de tout ce qui pourrait être dit d'autre et de manière constructive, c'est à dire largement ouverte à une réflexion ne se fondant pas sur l'étroitesse d'une chapelle de pensée.<br /> <br /> <br /> Ile Eniger<br /> <br /> <br /> <br />