Sur la tablette du haut
Des montagnes enjambées de pylônes encerclent le village. D’immenses pales tranchent le ciel en kilowatts amers. Tout se mélange dans ma tête, un nectar de bonnes nouvelles, un hectare de mauvaises, des huées de colère, des hourras de bonheur. Où est la source, l’eau qui lave les yeux, chaude comme la peau humaine ? Chercheur de signes à la limite de l’âme, quêteur de sens, quand l’eau du lac tressaille sur la rive, me vient le goût de partir avec les oies blanches. J’ai beau changé mon stylo pour une plume, je ne vole pas plus haut. Je veux finir léger, en bouffée d’air qui souffle sur le feu, en goutte de pluie qui toque à la porte des fleurs. J’aime en l’homme ce qui est plus que lui. Je surveille les trous où se terre le bonheur. Ma poubelle est pleine de vieux papiers chiffonnés par le temps, de poils de loup, de rêves en lambeaux, de guenilles en sanglots. Je mets les mots dans l’armoire entre les tasses et les soucoupes. L’odeur du café pénètre dans les phrases. Cioran me surveille sur la tablette du haut. Je l’entends maugrée à l’heure du déjeuner. Lichtenberg se cache derrière un mur d’aphorismes. Ponge médite appuyé sur la Bible. Une métaphore fait son nid sur la paille du rêve. Le malaise d’un chien fait japper la pénombre. Le ciel dessine sur la vitre des syllabes de pluie. Les mots du dictionnaire se répandent partout. Une voix d’encre miaule au rebord des gouttières. Quand les livres se ferment, les mots se mettent à rêver pour leur propre compte. Je les retrouve au soir assoiffés de lecture. La lampe que j’allume désaltère la nuit.
Sur les lignes de montage, les outils à main côtoient les fers aux pieds. Chaque salaire s’accompagne d’une menace. L’avidité sert de rallonge au banquier. On oublie l’homme sous les choses, l’enfant sous les jouets, les mots sous les slogans. Je vais comme un enfant dans la forêt des hommes. La haine des maîtres ne peut rien contre l’amour des esclaves. Je me fais des amis parmi les végétaux, les minéraux, les vagues, la nuit poreuse et pénétrante. J’écris de l’intérieur du livre. Je cherche le noyau. Chaque page est comme une pelure d’oignon, l’épiderme d’un arbre, la peau d’un fruit. Le vent cogne à chaque arbre et demande un visage, une oreille vivante, un corps où s’appuyer. Au bord du livre que j’écris, l’automne fait la roue avec ses feuilles rousses. Ce que je perds en sève, je le gagne en rigueur. Les taiseux sont avares de leurs gestes, mais leur parole vient de loin et leurs caresses ne mentent pas. Je suis un homme des bois, pas de ces hommes de fer qu’attirent les aimants ni de ces hommes de paille ne laissant pas de cendres mais un mauvais souvenir. À peine sommes-nous là, on apprend à faire le mort. Quand les chenilles rêvent de voler, elles deviennent des papillons. Quand l’homme perd sa route, il change de souliers. L’odeur du fumier pactise avec celle des fleurs. J’ai gardé de l’enfance l’odeur des ruisseaux, des crapets-soleil, de la barque Verchères, du petit bois qui me servait d’abri les jours d’école buissonnière. La pensée de la mort est beaucoup plus métaphysique que biologique. La surmédicalisation de la vie s’oppose à l’élévation de la mort. Devant l’urgence d’un jardin, nous sommes à la fois la fleur et le pépin, la racine et l’écorce. Le respect de la nature repose sur l’équilibre des saisons.
Un souvenir en cache un autre comme un arbre la forêt. L’eau glacée de l’enfance me remonte à la bouche. Les pierres brillent comme des yeux. La poésie n’a pas besoin du temps pour transformer les choses. Nous avons peine à échapper aux nombres. Serons-nous les derniers à nous servir des mots ? Ça sent déjà la neige. Des insectes s’endorment sous l’écorce des arbres. J’habille de mots la page blanche pour ne pas qu’elle prenne froid. Lorsque cesse la pluie, le vent provoque une nouvelle averse en agitant les branches. Les pins s’accrochent aux flancs vivants de la montagne. Dans la fugacité des choses, le visage de l’homme porte l’éternité. On ne touche pas du doigt le monde du dedans. On le respire en nous. Il fait battre le cœur. Il a suffi que je dessine pour apprendre la lumière. Dans les dessins d’enfant, le plus triste des arbres offre un sourire caché. J’entends tout du bout de mon crayon, des petits œufs d’insectes au tronc lisse des arbres. Dans une écoute végétale, l’oreille s’accoutume au tic-tac des fruits. Quand on mange dehors, le soleil brille sur la soupe et se mêle aux épices. Au coucher du soleil, les ombres nous unissent. La pierre dort avec l’oiseau, le chevreuil avec l’eau, la capucine avec le temps. Dès l’origine, la joie et la douleur se fondent. J’ai commencé à parler très tôt. Je suis né au monde en le nommant. Quand j’écris, c’est un mot de passe que je cherche.