Sur le bord de l'être
Un poème glisse de ma poche et se met à marcher sur le sable des pages. Je dois le rattraper du bout de mon crayon. Il n’a pas de souliers. Il marche à pas feutrés. Assis sur le bord de l’être, j’entrouvre l’infini. Je passe de mot en mot de l’absurde à l’espoir. Pourquoi la vie n’est-elle pas faite que d’amour ? La mort ne serait qu’une lumière plus grande, une vaste accolade, une étreinte infinie. La saveur des choses n’est faite que de nous. Une lumière coule sous la peau des objets. Exilé de moi-même, je me laisse porter, aspirer, respirer par les mots. Leurs vagues me soulèvent dans le plus grand que moi. La route que je suis, j’y ai mis tout mon cœur, mes poumons, ma salive et mes lèvres, ma sueur et mon sang. Je continue de marcher comme un enfant titube devant la vie qui bat, étonné du soleil qui réchauffe sa peau ou de la pluie qui tombe et fait briller les ombres. J’arpente l’inconnu comme un lieu familier. Quand je ne parle pas, j’écris à rendre l’herbe humide et réchauffer la neige. Ma tête respire dans les pensées pleines d’air un oxygène plus pur. L’appel du dedans rejoint l’appel du dehors. Le cœur ne cesse pas de battre dans l’univers mental. Ce que la main écrit est la continuation des gestes, le début d’une caresse, la nervure du temps. Les mots reprennent vie dans le sang des images. Toutes les limites se déplacent. L’horizon s’agrandit.
Chaque journée débute par une phrase. Les mots ne sont pas un ornement de la vie. Ils sont comme l’eau et le pain. Quand ils se dérobent, tout l’espace perd pied. Le temps se fige. Demain s’achève par la déroute de l’homme. Les villes ne sont plus qu’un immense nulle part. Les murs qui ont mal se soignent aux graffitis. Il nous faudra chercher ailleurs, revenir à la peau, à la sueur, à l’âme, au large du grand large. Tant de cailloux me blessent sur les chemins du doute, je ne serai jamais ce qu’ils attendent de moi. Je caresse le vent avec des mains pleines de larmes. À force d’accumuler des choses, nous nous perdons dans la dépossession, celle de l’être. Quand ce ne sont pas les contours qui se dérobent, il n’y a plus de noyau sous l’écale. Même la soif est faussée. L’eau n’agite plus que son reflet. J’écoute jusqu’au fond. Il y a des mots qu’on n’entend pas. Je tends l’oreille. Je prends de l’air entre mes doigts et j’en écarte le silence.
Ce n’est pas l’espace qui grandit mais nous qui rapetissons. Le désormais n’est plus qu’un mais. La peur des fins de mois n’est pas la peur des orages. C’est une peur en toc mais qui laisse des traces, des traces de balles ou de mégots. Le ventre de la nuit est une éponge d’ombres. Lorsque je n’écris pas, j’ai comme l’impression que le monde n’est pas là. J’ai beau touché les choses, remettre mes lunettes, nettoyer les vitres, j’entends des bruits absents. Le mouvement se tient tapi dans les gestes troués. Que faire d’un silence qui avale ses mots ou qui cherche son air ? C’est comme une flûte sans trous, un crayon sans papier, une encre qui s’efface à mesure qu’on écrit. La vie insiste malgré tout. Le soleil apparaît et l’eau prête à la soif un semblant de fontaine. Je dois reprendre pied dans la simplicité du pas, réveiller mes neurones qui dorment dans un rêve.
Certains mots passent trop vite. Les phrases me courent après. Les images sautent d’une ligne à l’autre. L’herbe du temps a des éclairs qui m’aveuglent. Je ne sais si je suis là. L’écho ne répond plus. Je dois me concentrer sur une chaise, une poussière, un seul mot, un bruit de pas qui cherche son soulier. Quelqu’un marche dans ma vie et sa lumière s’agrandit. C’est un éblouissement. C’est mon amour qui sourit et me redonne du cœur. Je touche dans ma poche un petit bout d’été. La chaleur pulse sous la peau de l’air. Le vivant ôte son écale et donne sa chaleur. Les fleurs se remettent à pousser. Leurs racines montent jusqu’en moi. Les mots se mettent en place et l’énergie revient. La main ouverte reste entière pour accueillir les gestes. La faim prononce le mot pain. Chaque muscle, chaque ride, chaque effort est une prière corporelle. Mon âme coïncide avec le paysage. Les mots reprennent vie sur les lèvres de l’air. Comme les arbres et l’eau, je quête la lumière.