Sur le plancher des vaches
Lorsque les mots frappent à la porte à cinq heures du matin, je n’ose plus ouvrir. Mon dernier livre était si poche, plein d’anges en trop, d’esperluettes folles, d’aphorismes ratés mélangeant les melbas avec les pommes de route, de couacs dans la voix, de métaphores en ouate à la place de bancs de neige, d’images en pied de bas, de rimes sans cheville, de sauts de page en plastique, d’yeux de poissons morts dans un aquarium, de consonnes qui font mal leur travail, de syllabes qui se perdent en chemin, une poésie en robe de prose. J’ai du l’écrire avec l’hiver en sang, les deux bras dans le tordeur, la main aux angles aigus et aux ongles pointus, la main vidée de ses lignes de vie, en minoune rouillée dont le volant tourne tout seul, avec un je manquant de jus, des jeux de mots trop faciles, des mots chien fou ou chat de gouttière, trop de i écrasés sous les points, un stylo blême, une encre sèche, des mots qui n’en font qu’à leur tête, leur tête de clou, leur tête à claque, leur tête à queue, des phrases malheureuses et qui se croyaient drôles, des mots qui s’accrochent à la page comme la terre aux semelles, des mots comme des bébés qui tètent, des mots comme des doigts d’enfant collés de popsicle, des mots comme des chiens perdus dans des endroits publics, des mots comme des guenilloux prenant refuge dans des boîtes en carton, des mots dressés sur leurs pattes de derrière et qui mordent le vent, des mots qui font l’amour sans portable à la main, des mots Bonhomme Sept-Heures qui se lèvent trop tôt, des mots Pierrot sans lune qui se gosse un crayon à même la peau des lettres, des mots coupants tirés de leur étui, des mots accoutrés de misère, des mots fous qui se parlent tout seul d’une poubelle à l’autre, des mots debout sur les bancs de parc prêchant la fin du monde, des mots impropres à la consommation, des mots agrippés à la gorge avec leurs pattes griffues. Je me répète comme une scie qui mord dans l’érable. Je danse sur le plancher des vaches. Je me rassure avec du vieux ne sachant pas slammer autrement qu’en raquettes et en ceinture fléchée, ne sachant pas tanguer autrement qu’un chevreuil sur l’océan de mousse, la mer de lichen, les vagues forestières. L’eau qui passe entre deux rives n’est jamais la même eau comme le sang qui coule de l’aorte à la main. La pluie couvre le sol de petites bouches interminables. Le ciel se reflète sur la peau des yeux. Au milieu de la nuit, la neige travaille au noir pour se refaire un teint. Si c’était ça la vie, ces mots charnus, ces raclements de gorge, ces pincements de corde vocale, ces phrases en tire-bouchon.
Je n’ai pas d’autre identité que la langue, celle qui lèche l’autre, distribue le poison ou dénonce la guerre. Trop d’enfants tombent sous les balles perdues en cherchant leur ballon. Comment faire l’amour lorsque la guerre vient de nous ? Les soldats jouent au golf après avoir tué, tirent un joint sur la vie, s’injectent l’Amérique en doses cancéreuses. Ils vont jusqu’à détruire ce qui nous manque et font de l’appétit une chair aux enchères. De la vente d’armes au trafic des larmes, parmi les sales affaires, le réel s’est usé, son cœur bâillonné par les barbituriques, ses pattes prises dans la glu des salaires. On passe trop de tant à travailler, de moins en moins à nous aimer. Nous vivons dans un réel mécanique. Le moindre poil qui dépasse enraye le cours de la Bourse. Il fait gris dans les arbres. Les fils des cerfs-volants s’emmêlent dans les fils électriques. Ayant peur de tout et de rien, surtout de rien, l’homme se terre derrière ses meubles. Ses mots n’arrivent plus à se mettre au foyer. Il dit toujours trop bas ce qu’il pense tout haut. En survivant de la mélancolie, en esthète du petit rien, par une espèce de nonchalance métaphysique, je découpe les mots dans un tissu vivant, la lumière intérieure, le rêve des neurones. J’aime courir les rivières, sentir le soleil, écouter les oiseaux, voir le printemps ouvrir son carnet de parfums. Je ne peux pas écrire sans regarder dehors, sans que tremble mon cœur comme un colvert inquiet. J’ai parfois l’impression de voir avec ma langue, de boire avec mes yeux, de marcher sur des mots. Je recharge ma besace, le sac à sentiments sur l’épaule qui faut sans cesse ravauder, recoudre, les pas qu’il faut ressemeler, le cœur mal à niveau qu’il faut mettre d’équerre, le monde qu’il faut rassembler, pièce à pièce, deux ou trois grains de beauté sur la page au milieu des ratures. Enfant, je courais plus vite que la mort mais maintenant je boite. Je dois bricoler des routes, des sentiers, des ruelles pour la perdre de vue. Je paie les pots cassés, les dettes coronariennes. Je crochète la mémoire avec des cheveux blancs. Il faut être chacun le dernier qui s’accroche, celui du bout du banc qui l’empêche de tomber. Je veux des fleurs qu’aucun ciel n’écrase, des framboises aux joues rouges, des bleuets sans bleu de travail. À chacun sa portion de souffrance. On meurt de tout mais un rien nous fait vivre. Une phrase nous entraîne. Je n’ai plus que ça des mots, des mots, une poignée de rêves. Sans cahier, je me sens les mains vides. Je traîne un vieux carnet mâchouillé par un loup. C’est en retrait des choses que j’apprends à aimer.