Tout bouge
Des larmes de pluie chaude caressent la colline. La miche sur la table est une réplique du soleil. Tout bouge dans les mots. Il reste toujours un trou au milieu d’une page, un vide entre chaque signe, des blancs entre les lignes. J’ai frété quelques mots sur une mer d’images. Un peu de rosée suinte par l’encre des voyelles, la courbe des consonnes et la forme des lettres. Je garde pour l’amour des mots d’azur, de lilas, de lune, des images d’oasis dans le désert des choses, une voix de fontaine derrière les barbelés. Quoique j’écrive, la vie s’acagnarde à ma voix, la vie avec ses déchirures, ses cicatrices, ses nausées, ses embellies d’espoir. Les mots ajoutent aux sens un regard intérieur. Ne me parlez pas d’oublier. Mes mots portent le sang autant que le soleil, la bête autant que l’ange, le noir des bidonvilles aux cigales de tôle, le timbre-poste des étoiles dans les missives stellaires, le visa des douleurs qu’estampille l’argent, le crachat des banquiers sur la conscience du monde. L’enfance se perd dans les jeux des adultes. On ne joue plus aux billes mais aux balles perdues. On ne saute plus à la corde, on saute sur des mines. On ne fait plus rouler des cerceaux de papier mais le barillet d’un gun pour une roulette russe. On ne respire plus les aiguilles de pin mais les aiguilles de montre. On échange les piqures de guêpe pour des piqures de seringue, les ballons ronds pour des grenades à main, la tendresse pour le viol, la caresse des mains pour la force des poings, la confiture de coings pour une ligne de coke.
Chaque fois qu’une route en croise une autre, quelque chose change dans le pas du marcheur. Les dimanches sont seuls au bout de la semaine, grattant le squelette des jours qui vont suivre. J’entends le temps siffler ses chiens au milieu de la route. Les secondes bondissent par-dessus les horaires. Les aiguilles tombées du pin remplacent les horloges. Entre l’enfance et la vieillesse, suis-je passé sans être adulte ? Je sens sur mon épaule la liberté poser la main. J’écris pour remettre à chacun ce que je n’ai pas eu et tirer vers le jour l’inconnu qui m’appelle. La faim nourrit la faim quand on rêve de pain. Je promène mes mots de la couleur des abeilles à la musique des étoiles, de Mingus à Janis, de Lino à Madore, de la vague qui houle à la pierre qui roule, de la pâte à modeler à la peau d’abricot. L’argent n’est pas bon ou mauvais selon ce qu’on en fait. Il est mauvais en soi. Le bien qu’il pourrait faire n’aurait pas besoin d’être si l’argent n’existait pas. La présence de l’arbre transforme la forêt, celle de l’homme la détruit. Il faudrait accorder la sève avec le sang et faire de l’espoir une pensée végétale. Nous ne sommes jamais séparés de la mort, ni dans la vie qui naît ou la graine qui croît, la danse mammifère ou le concert des amibes. Graines, semences et germes renaissent de l’humus. Le soleil se lève et présente ses fleurs. Sur le seuil des granges, une portée d’oiseaux colporte sa musique.
Je porte la lumière dans mon oreille de sourd. Je quête la musique dans ma sébile d’aveugle. J’entends toujours mes pas d’enfant sur le chemin des écoliers, le cri des merles à ma fenêtre, l’appel des chevreux dans la forêt des neiges, les étés bleus des champs et leurs brassées de fleurs. On n’efface pas le néant en se fermant les yeux. On ne comble pas le vide en amassant des choses, des objets, des breloques. Il faudra bien un jour cessez de dépenser et panser les blessures, cessez de calculer et penser l’infini. Si j’avais su peindre les âmes, je n’aurais pas écrit un mot. Mon stylo sert à tout, de nom ou de prénom, d’escalier, de sentier, de mémoire, même de pain. Chaque parole pose la question du monde. Chaque atome y répond. Les images aiment par les yeux, les gestes par les mains, les hommes par les femmes. Tout se conjugue à l’infini, du verbe être au verbe aimer. Derrière les nuages, il y a toujours en filigrane les caresses du soleil. Qu’importe l’écope du cerveau ou les rames du cœur, si on navigue sans barque sur les eaux de la mort. L’éternité se construit d’instants, de parcelles, de miettes.
Il y a une sagesse dans la pluie, la tendresse de l’eau malgré les grosses gouttes éventrant les sillons. Assis sur la galerie, dans la vieille chaise en bois, je berce la parole, un petit tas de mots, un grand rêve peut-être. Les oiseaux m’accompagnent et lisent avec leurs ailes. Un poème fleurit dans une corbeille de phrases. Il ne faut pas attendre. Il faut s’attendre à tout. Le meilleur peut surgir du pire des orages, un éclair de génie, un blues du tonnerre. J’entends chanter ma mère dans l’odeur des tartines, la lessive qui sèche, la soupe qui mijote. Elle n’est pas vraiment morte tant que j’écris son nom. Les arbres dans la cour inventent des légendes qu’ils racontent aux oiseaux et ceux-ci les colportent aux nuages plus hauts. Le vent les chante ensuite pour endormir la mer. Du grain de sel au grain de ciel, l’orage les transforme en ligne d’horizon. Un vieil orme bougonne dans l’ombre némorale. La beauté est partout, partout où est la vie, les fourmilières, les bourgeons, les nids, les petits poings d’enfant, les caresses des femmes, les muscles des érables, les pommes désirables, la mousse d’un vieux mur, le mauve d’un vinaigrier, le chant piaculaire du vent. Debout sur une patte comme un héron verbal, je pêche sur le lac le reflet des nuages. La faiblesse puise en elle sa force. Ne sachant pas écrire, j’ai inventé ma langue, tordu quelques voyelles, décaper des consonnes, démonter la grammaire comme une montre à ressort, diluer l’encre dans mon sang.
Le vent des cimetières chatouille les cadavres et celui des révoltes soulève les pavés. Le soleil en pollen compte les géraniums et les offrent aux abeilles. Entre la perte et le salut, il y a toujours un ange montant la garde. Il perd ses plumes dans les mots quand le crayon pâlit. Il faut vouloir ce que l’on aime. Je bâtis une maison de mots où les bêtes puissent entrer sans avoir peur de l’homme. Elle est faite de silence autant que de parole, de pierres à mots, des planches de salut, de temps perdu, de langue maternelle. Des vipères glissent entre les murs et l’aube cogne sur le toit. Les questions des enfants excèdent les réponses. Rien n’est jamais acquis, ni la vie ni la mort. Peut-être est-ce là que réside la liberté. Même seuls dans l’unicité de l’amour, on ne vit jamais seul. Entre l’espoir intime et l’espoir social, il faut laisser des ponts, des routes de l’un à l’autre, de l’individuel au collectif, refaire le trajet de l’herbe à la forêt, de la foudre à l’orage, de la flûte à l’orchestre, de la ruelle au ciel, de la truelle au livre et du livre à la vie. Je ne tiens pas de place parmi les grandes choses. Je me mêle à chacun parmi les petites choses, les menues accolades, les poignées de main, les coups d’épaule, les gestes de bonté, les bras de la colère et les mains à la pâte. Ma voix serre les coudes et relève l’échine dans le silence des exclus. Des millions d’âmes remuent dans le cocon du monde et s’apprêtent à renaître. Le pot de l’ombre éclate et répand sa lumière.