Tout revit

Publié le par la freniere

La neige fond. La terre et l’eau se sont mis en ménage et font naître partout des rigoles d’enfant. Les bourgeons gonflent pour assavoir les feuilles. Les apostumes des collines laissent baver leur pus. Les oiseaux volent bas pour écouter la terre. Ils arrivent de loin, les ailes chargées d’air. Le corps des nuages laissent pendre ses jambes au sommet des montagnes. On sent la vie renaître dans les gras de la route. L’eau des ruisseaux déborde. Elle est encore fâchée d’avoir été serrée si longtemps comme un pied dans un soulier trop petit. Agitant ses orteils, elle étire ses muscles. Elle n’en finit pas de rabrouer la glace qui s’accroche et voudrait bien durer. Au dégel, l’eau n’est jamais où l’on croit. Elle faut apprendre à raisonner comme elle, faire comme les bêtes qui s’adaptent à la forêt. Je marche de guingois, le sang des pieds devinant le sentier. Entre les troncs des arbres, l’homme se déroute plus facilement qu’un loup. Les musaraignes n’ont pas besoin de boussole ni les chevreuils de bottines. J’entends vivre la terre débarrassée du gel. Toutes les bêtes se remettent à courir, à nager, à voler.

 

Il fait bon s’échapper des machines, sentir la chair des forêts. Les premières fleurs narguent la neige. Le parfum des érables titille l’odorat. Libérés des raquettes, les pas s’enlisent dans un humus humide. Tout revit, tout renaît, de la sève des troncs jusqu’à l’écartement des branches. Les odeurs se lèvent de leur nid pour atteindre le nez. Au printemps, il faut ouvrir toutes les portes du corps, laisser sortir le mauvais, laisser entrer l’air frais. Il y a encore un peu de gel comme si l’hiver refusait de se rendre. Des vagues de bruits soulèvent un lac de silence. Le moindre mot se répercute sur un arbre. À cause de l’écho, la voix prend du retard dans les parages de la parole. Un petit vent caresse la peau rase des collines. J’y monte à petits pas de mots, d’une enjambée de phrases, d’un saut de paragraphe.

        

Sautant la barre de l’horizon, la nuit est arrivée d’un coup. Les yeux ont pris du retard. Ils doivent rattraper l’ombre à la lueur des feuilles. La nuit est comme une eau. On ne sait pas où elle commence, où elle finit. Les regards nagent dans les yeux comme des images de poissons. J’entends craquer les arbres, les pins, les érables, les peupliers, les trembles. Les étoiles grossissent. Les arbres parlent. Les odeurs se chamaillent. Il y en a toujours une qui prend le dessus, selon la pluie, la neige, le soleil, selon la moiteur de l’humus, la direction du vent, la prégnance des herbes. Juste avant le plein du soir, je fais le plein de rêve pour traverser la nuit. Je regarde le ciel. Orion fait sa cavale. Les ombres dansent et se ruent dans les jambes. Elles se poussent cul à cul entre les bras des arbres. C’est tout juste si elles ne chantent pas.

        

Où vais-je dans la nuit, sans lampe de poche, sans allumettes. Vêtu en épluchures d’oignon, je ne crains pas le froid. J’ai perdu le sentier. Mes pieds le savent. Ils peuvent lire le sol avec le poids des pas. Chacun a ses choses à penser, même la terre qui les absorbe toutes. La terre et l’homme font corps, parfois muscles, parfois neurones, parfois rien, un bout d’os, une chair blessée, une simple étincelle. Quand l’été sera là, je m’habillerai de vent. Je toucherai du bois comme un enfant la terre. Je marche d’arbre en arbre comme un oiseau pédestre. La route s’enlace autour d’une colline. Je m’enroule avec elle. Les oiseaux restés ici sont encore épais d’hiver. Leurs plumes râpent le vent comme un stylo trop sec qui gratte le papier. Comme eux, tout à la joie de dire, je me refais du chaud avec mes cordes vocales. Je fais avec ma bouche le bruit d’une caresse. Chanter aide à pousser les pas. Le mouvement des jambes coule dans la marche comme des ruisseaux de muscles. Un cœur gorgé de sève bat sous l’écorce des arbres. Le poids des nuages étouffe tous les bruits. J’avance comme un poil sur la main plate du vent. On a tant de choses dans son sang. Pourtant, je touche la solitude du profond de mes yeux.

        

La nuit n’hésite plus. Elle saute sur le dos. Elle embrasse les arbres. Elle fait suer le ciel et dégorger la terre comme une grosse tomate de brume. J’ai l’impression qu’on me regarde. Serait-ce le fantôme de mon loup ? Il apparaît souvent au bout de mon crayon pour me ramener sur terre. Toute la forêt s’éveille avec ses notes graves, ses notes grasses comme une soupe, ses étirements de branches, ses froussements de feuilles, le bruit des herbes sèches se frottant l’une sur l’autre. J’avance sans bien savoir au juste si je m’égare ou me retrouve. J’atteins une clairière mal éclairée. C’est comme un trou creusé dans la douleur, une tanière pour les sentiments. L’hiver dure longtemps sous l’écorce des arbres. Pourquoi chercher plus loin quand on habite à peine le présent ? L’aube s’habille peu à peu de la lumière. Elle se pointe à petits pas. On dirait qu’elle a peur. Elle se cache dans chaque ombre. Plus loin, la brume se lève sur le lac comme un tirement de ceinture. Les teintes roses des nuages se démêlent dans l’air comme des cheveux d’ange. Une journée molle commence, plus molle qu’à l’habitude. Les doigts du vent grattent le poil des arbres. Là où le gros chêne fait « chut ! » avec son doigt, les grands oiseaux se taisent. Les autres chantent à petite voix de femme. Je marche un peu plus vite avec des pas d’une largeur d’épaule.

        

Tout semble naturel. Les secondes s’emboîtent dans les heures. Les rides luttent contre le temps. Pourtant quelque chose brûle à l’intérieur de moi. Les nerfs sont en feu. Leurs minces racines se tordent. Le foie est gros d’une largeur de main. C’est à l’aveugle que le cœur pompe le sang. On peut mentir à tout, sauf à la douleur. Certaines écorces, on a juste à poser le doigt, elles se mettent à pleurer. On a beau grandir, dès la naissance, chaque os a déjà sa place de mort. Pour la croissance, on est loin de faire égal avec les arbres. On dure moins longtemps, mais pour ce qui est d’après, on voit peut-être plus loin. Toutes les odeurs travaillent le désir. Quand on compte les heures, on se trompe de temps. On ne sait plus conjuguer. J’approche du village. Le lac soulève son dos glacé comme un gros dormeur qui s’éveille et renifle. Mes yeux digèrent les images. Mes oreilles boivent les bruits que je régurgite en paroles. Quand je m’approche des maisons, je cause moins l’oiseau, la pierre, le chevreuil. Je réapprends les chiffres, le mensonge, les masques. Dépouillé de forêt et de grand air, il me faudra parler de chaise à chaise, cracher la lumière des poumons. Je me sens toujours nu sans crayon, à la merci des chiffres et des promesses en l’air. À mesure que je m’approche du village, je m’enlise dans le mouvement des choses. Quand je croise un chargement de pitounes, l’espoir sèche d’un coup. Le chant lyrique du monde fait place aux bruits d’autos. Ce ne sont plus les mêmes vautours. Ce ne sont plus les balbuzards mais des vautours humains qui règnent sur le lac. Trop de murailles étouffent l’horizon. Je n’enfile plus qu’un œil au chas du paysage.

        

Ce qui vient de la ville est mauvais. Je préfère le froid qui mord à celui qui minaude. À regarder les gens derrière les vitres des autos, on oublie ce qui vit. Il est difficile d’entendre quand le silence n’existe plus. Une épave d’arbre flotte dans un bouillon d’eau sale. Le balancier des bras fait comme une balancigne. Je sens sous ma chemise une eau grasse couler sur mes os maigres. Un fleuve passe en moi où naissent tant de mots, mais qui donc les entend, qui en fera la drave ? Le sol mou des forêts me porte mieux que le béton des villes. Il y a comme un jusant qui fait craquer les arbres. Je me sens tout sec éloigné de la sève. Je me dirige vers le cimetière. Les fleurs s’y réunissent pour une messe de couleurs. Ce sont les petites choses qu’on regrette le plus. Il n’y a plus de ciel en haut. Il est tombé sur le lac. Les canards flottent sur des nuages de vapeur. On ne sait pas toujours ce que l’on mange dans la vie, ni ce que la vie mange dans l’homme. Il suffit d’un geste dans l’engrenage du moment pour aller de l’avant, faire mouvoir les choses, émouvoir l’espace. Une seule odeur réveille toutes les autres. Ça y est, même au village je n’y suis pas vraiment. Mon âme reste là-bas, dans la résine, le vent, l’appel nocturne des hulottes, les bulles d’écume des ruisseaux, les bras de l’herbe, le ventre des collines. Je parle avec des bouts de mots, des bouts de choses, et ça finit par faire des phrases, de l’herbe d’encre sur un cahier, un mince ressaut de terre avec des perles et des ratures, une étincelle de lumière qui émerge de l’ombre.

 

Avec nos regards plus petits qu’une paupière d’oiseau voir nous trompe souvent, mais jamais l’odorat. Une aveugle m’a appris les couleurs du son, l’odeur de la musique, les parfums de la vie. J’étais comme un enfant trouvant le b-a ba. Le monde chante sous les arbres avec les bêtes fouisseuses, les perceuses de coquilles, les taupes, les belettes. Je poursuis d’une phrase à l’autre l’itinéraire des perdrix, les hanches des collines, la gueule noire des grottes, l’orage qui verse sur le lac son mince flacon de bruit. Tous les mots que je tais me parlent à voix basse quand j’avance pieds nus dans la marche des pages. Qu’il le veuille ou non, l’homme n’appartient pas vraiment à un espace défini. Il est un étranger sur terre. Ses racines n’ont pas la puissance des arbres. Plus il agresse la nature, plus elle se refuse à lui. Toute forme de capitalisme est un viol. Il faut partir de la terre pour éclairer le ciel. Du jour au lendemain, il faut toujours inventer son histoire comme une troupe d’oiseaux enlaçant la forêt, laver la crasse grise du temps, faire des ronds dans l’eau pour atteindre la rive. J’avance par petits sauts, par petits bouts de vie. L’accumulation des fragments détermine le tout.

 

La rivière Larose est comme une eau sans force en traversant le village. Je la préfère quand elle galope au fond des rangs, là où la terre montre son vrai visage. On y respire à la fortune du pot jusqu’à laver son âme. Les ruisseaux pleurent encore, mais pour combien de temps ? Les arbres se renfrognent devant les débusqueuses. Les petits ponts couverts ont fait place au béton, les sourdines aux klaxons qui nous rendent sourdingues. Il faut soigner les jours malades. Avant, la vie précédait la mémoire. Aujourd’hui, elle se limite au disque dur d’un ordinateur. Il suffit qu’un plomb saute pour en perdre la trace. Sous le fardeau des dettes et des comptes à payer, on perd la mémoire pour oublier de vivre. On doit se vendre pour survivre. Le temps est la seule chose que nous ne pouvons acheter, pourquoi le gaspiller ?  Puisque l’asphalte a tué le sentier, je remonte vers les petits rangs d’en haut. Dans le flanc des montagnes, l’eau terrée comme une bête sort enfin de sa ouache. Mon loup m’attend dans la tanière de l’âme.

Publié dans Prose

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