Tout s'ébroue
Il arrive qu’un sourire colmate le malheur. Sur des écrans chargés d’annonces et de slogans, on assassine le dernier mot. Quelques uns se rebellent, sans majuscule ni point final. Dans le hamac d’une parenthèse, le rêve tient tête au réel et déshabille le bonheur. Il faut combattre l’injustice avec les lois de la nature. Un arbre chargé d’accords comme une guitare à douze cordes attire les oiseaux et nourrit les arpèges. Les nids y font de la musique. L’érable chante sans faux sucre. L’écorce des bouleaux donne du papier à lettre, des clins d’œil au soleil. Il y en a qui chante avec leurs racines. Il faut les écouter. J’avance entre les lignes sur un sol jonché de voyelles, de mots abandonnés, d’images délavées, de phrases en déshérence. Je me construis un nid avec la paille du cœur. Je ne vais pas où je suis. Je vais où je serai. Mon petit carnet noir s’étend à perte de vue. L’écriture m’est devenue une respiration. Je bois la parole à plein mots.
Le silence est une enveloppe attendant d’éclater. Il n’est pas plus sage de se taire que de crier dans le désert. Les fous qui parlent seuls en savent quelque chose. Partout où je vais, les mots contaminent le paysage. Je ne sais plus si je vois ou j’écris. On ne s’habitue pas à regarder le monde par les mots. On change de phrase comme on change de lunettes. Marcher, rêvasser, songer, me perdre ou me trouve sont devenus des synonymes de phrases. Les feuilles commencent à rougeoyer et délavent les verts. Tout s’ébroue, s’esbroufe, s’éblouit, juste avant que l’hiver ne passe de l’excès au manque. Le vent fait le faraud avant de s’empâter sous le gras de la neige. Les oiseaux fanfaronnent avant de fuir au sud, remportant la musique et les concerts de l’aube. Le ciel s’épaissit. Un restant de vert s’accroche du côté des montagnes, là où les vaches semblent voler. Le paysage brille entre les cils mouillés. Il devient flou et réinvente ses contours. Les couleurs se mélangent et bavent sur le sol. De la peau de chacun à la peau de chagrin, le temps se racotille.
Les corneilles remplissent le silence à ras bord. On les entend de loin grincer pire qu’une poulie, une sciotte rouillée, un écorché vivant. La pluie laisse courir son corps sur le sol, éclaboussant la terre de ses milliers d’orteils. Les oiseaux toussent dans le rhume des arbres. Le ciel s’arc-boute sur des nuages noirs. De grosses pierres élèvent leur prière depuis des millénaires, un chapelet de cristaux, un rosaire de schiste. Une éclaircie fait suite à l’orage. Petit à petit, le ciel a replié les draps bleus des nuages. Un fer de lumière repasse l’horizon. De plus en plus, je délaisse les livres. Mes yeux tournent des pages plus charnelles Chaque racine est une table des matières. J’ajuste mes lunettes à la focale des ruisseaux. J’attends qu’il arrive quelque chose de plus beau, de plus grand que la vie. Je fais des trous dans l’horizon avec des mots et des images. J’accroche des métaphores aux ailes des oiseaux. Je fais des paragraphes au-dessus de l’abîme, des sparages dans l’air.
Avec mon air de bûcheron, les arbres me regardent d’un drôle d’air, les branches méfiantes et les feuilles en colère. Je dois les rassurer avec une voix d’oiseau. Toutes les racines s’étirent pour boire à la source. Le noir que l’on voit s’avère une lumière. À la fin de la journée, les arbres ont les épaules plus courbées. Ils dodelinent de la tête sous leur bonnet de feuilles. Les jours passent pareils que la vie. La chair que l’on met dans les bras des habits rend les gestes plus lourds. Les mots sans voix finissent tôt ou tard par trouver la musique. Les pissenlits se la jouent en poètes maudits, tachant de jaune les petits doigts de l’air, ceux qui s’étouffent sans boire la tasse et mangent du prochain. Les mots qu’on tient en laisse finissent par mordre tôt ou tard. Je ne suis pas du vide dont on fait les églises. Je suis du plein dont ont fait les outils qui servent à aimer. Je ne suis pas du foin dont on fait la monnaie. Tout le rien que je gagne ne sert qu’à la vie. Le soleil aimante les yeux des tournesols. Le noir serré en grains savoure la lumière.
Les heures font du surplace comme des chaussures vides. Les mots hennissent dans ma gorge, cherchant quelque avoine à brouter, quelques pierres à sucer, quelques phrases à goûter. L’ozone s’est enfui par les trous des nuages. Trop de soldats piétinent les doigts de pied du cœur. J’en ai le gros orteil aussi gros qu’un navet. Je ne veux pas du verbe avoir qui agenouille le verbe être. Je veux naître à chaque microseconde et connaître la mort à son plus haut sommet. Je ne fais pas semblant d’écrire. Je vis de chaque mot comme on grignote un pain. Mes doigts forment des lettres sur la main de la page. Penché sur une page, je traverse un alphabet de lettres. Le ciel tombe dans l’eau, laissant quelques nuages bras ballants sur le vide. Souvent les fleurs essaient de nous parler mais rares sont ceux qui les écoutent. Il faut entendre le son des mots avant qu’ils se prononcent. Ma tête, j’aimerais y faire place nette. J’y laverais la vie avec des mots tout propres, un savon d’espérance, un shampoing d’absolu.
Que faire avec des bouches où les mots sont absents, des oreilles encrassées de slogans, des mains aux gestes presque morts ? Je suis les anges aux pieds sur terre. Je les suis à la trace. Je ramasse leurs plumes pour en faire des phrases. Je souffle sur la braise. Il faut savoir donner pour mériter de vivre. Un râteau sur l’épaule présume d’un jardin comme un crayon qui coule dans une poche de veste. Je viens avec mon fagot de mots, de plantes, de vivants, ma besace de morts et de poissons, avec une main d’enfant retenant sa peluche. Les oiseaux veillent sur le chant comme la pierre sur le sol. Je ne fais pas qu’écrire. J’habille ma carcasse avec la chair des voyelles. Dans la grande bible de la terre, je vérifie l’espoir. J’acclimate ma bouche à la soif des plantes. Je fais l’ange et la bête. Cherchant des trucs dans le cœur, des choses dans la tête, des roses dans la neige, j’ai découvert la poésie.