Un cadastre d'enfance

Publié le par la freniere

"Un cadastre d'enfance (et quelques-unes de ses parcelles)" vient de paraître aux Editions Henry (collection de poche "La main aux poètes", 6€).

Je n'aurais sans doute pas écrit (en tout cas pas publié) ces textes sans la mort de ma mère. Mais quelques-uns avaient déjà paru dans des revues ou des anthologies (notamment sur le thème de l'Enfance).

Les plus graves ont été écrits depuis. J'en ai lu cinq ou six en public. Publié une dizaine récemment sur Facebook.

Mais il y en a que je ne puis "dire" autrement que dans ce petit livre noir (et blanc).

 

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L’âge le plus charmant de la vie 

 

Ô mon enfance à petit bras

quand l'eau chaude au robinet

n'existait pas

 

Quand nous dormions sous les tôles

entre parpaings et pigeons

— avec leurs fientes sur nos matelas—

 

Mon enfance de sang

quand se battaient père et mère

et que je courais dans la nuit

 

en criant

Môman !

Môman !

 

À tenter de dormir

nous étions cinq familles

séparées par du placoplâtre

 

et les enfants entendaient tout

halètements et petits cris

et les coups et les injures

 

 Et si très peu croyaient en Dieu

tous aimaient l'Abbé Pierre

c'était un peu après la guerre

 

on mourrait de froid dans les rues

mais parfois aussi sous les tôles

comme le Père Henry une nuit

 

laissant son cheval orphelin

et nous offrant  une couche de plus

—qui fut vite occupée—

 

Le cœur noir de mon père

le cœur rouge de ma mère

battaient de la même angoisse

 

J'ignorais alors

pourquoi certains me surnommaient

Jésus

 

Mais bien vite j'ai

tout deviné

ou presque :

 

le reste viendrait

plus tard

il serait encore plus terrible

 

 

Bataillonnaires 

 

« Sac à dos dans la poussière »

chantaient les bataillonnaires

en passant devant ma mal-maison

 

Je les guettais

assis sur le bord de la fenêtre

derrière la vitre en hiver

 

Leur sac à dos et leur fusil se balançaient

au rythme de leur triste chant de guerre

en marteau sur le bitume-enclume de la rue

 

Je me souviens qu'ils rabâchaient :

« C'est tous des gars qu'ont pas eu d’ veine

c'est nous les Bats d'Af nous voilà ! »

Et je me sentais leurs frère — désarmé—

 

Ils passaient ainsi deux ou trois fois

par semaine Je les guettais

du fond de mon cœur de trois ou quatre ans

 

Ils allaient en manœuvre au bois

de Saint-Cucufa où le bon roi Dagobert

selon la version de ma mère chassa

 

Et le refrain de ces frères soldats

traîne en moi à n'en jamais finir :

«Mais quéqu’ ça fout et on s’en fout la la la »

 

Heureusement il y avait presque chaque matin

les éboueurs — qu'on appelait boueux—

et qui vidaient nos poubelles où il n'y avait rien

 

J'admirais le conducteur le chauffeur le pilote

de la benne à ordures

à l'époque grande ouverte — et ma vocation c'était ça !—

 

Voilà comment peut-être sinon pourquoi

je me suis fait poète

au séminaire des mots sans loi.

 

 

Mais j’ai frères et soeurs 

 

Môman tu mangeais  l'herbe

des talus entre Achères et Paris

parce que j'étais dans ton ventre

et que tu avais peur de me perdre

n’ayant pas assez de lait dans tes seins de fillette

— toi qui pourtant n'avais pas désiré ma naissance—

 

Môman ton père t’avait chassée

parce que tu étais enceinte

Salope ! — mais de qui Môman ?

et je gigotais : le mot est terrible gigot

quand à l'époque on crevait de faim

 

Et donc  tu ne savais rien Môman

que mon futur prénom donné

un prénom posé comme une couronne de roi-mage

sur l'enfant de ton viol consenti par obéissance

 

Tout cela je ne l'ai su ou plutôt deviné

qu’après tous ces faux évangiles

dont les familles ont le secret

— ô Môman quel blues d'être né…—

 

 

Deux jardiniers en quatrains 

 

Le front de mon grand-père était ravagé de sillons.

Que j’admirais :

quand je serai grand je serai vieux

comme lui  savant et sage.

 

De ma grand-mère le front lisse et parfumé était

la mer  soir de bonace et d’étoile polaire:

oh je l’aimais cet astre

qui guide  le marin !

 

Mon grand-père était jardinier

de légumes –et de savantes choses -

Par ses mains et sa Parole

tout sillon me donnait naissance.

 

Dans le jardin de ma grand-mère

unijambiste

toutes les fleurs marchaient

vers l’Etoile de sa Tendresse – à elle seule constellation.

 

Mais la Mort n’est pas que faucheuse .

Elle est même d’abord labour :

mes deux amours à cheveux blancs

-d’un coup de bêche elle enterra -

 

Dans le jardin de mon enfance

chantent sillages et sillons

-prémonitions et visages- :

sur l’autre rive On m’attend.

 

A mon tour.

 

– si on m’attend –

 

Roland Nadaus

 

 

 

Publié dans Poésie du monde

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