Un drôle de texte

Publié le par la freniere

 

Un texte traîne sur ma table de chevet. Je ne me souviens plus de m’être réveillé pour écrire. Un drôle de texte. Un paragraphe au costume étriqué. Un autre aux pantalons trop longs. Les virgules éclatent comme des clous sur le plancher des phrases. Les lettres dansent sur le papier. Les parenthèses flottent comme des barques en dérive. C’est plein d’esperluettes épinglées sans raison. Vraiment un drôle de texte aux images tordues. Des accents circonflexes aux sourcils en broussaille, des accents graves ayant perdu la voix, des trémas en béquilles, des verbes en guenilles, des compléments pleins de directs au corps, des majuscules se prenant pour un autre, des minuscules hantées par des sorcières folles. L’encre est encore humide comme le sang d’une blessure. Des mots bleuissent comme des ecchymoses. D’autres ont la tête à l’envers et le sens égaré. Des points s’ouvrent comme des yeux de bête aux regards éperdus. Les voyelles penchent à gauche et les consonnes à droite. On entend rire entre les lignes et pleurer dans la marge. Je ne reconnais pas mon écriture. Les marques de crayon ressemblent à du braille. C’est un texte en bataille, en colère, en couleurs. Il n’y a pas de blancs mais des ombres qui bougent. D’un paragraphe à l’autre, les phrases changent de rythme. Les mots changent de ton. Un ange bat des ailes devant les métaphores comme des appels de phares. Un texte sans queue ni tête, plus brouillard que brouillon. Je le laisse tel quel. Sans correction. Je n’aime pas qu’on  punisse un enfant. Je sors prendre l’air sans même le relire.

À mon retour, la page est encore blanche. Des miettes de mots survivent. Des phrases en filigrane s’étiolent peu à peu. Les images s’effacent. Où ai-je perdu la vue, la vérité, la vie ? Où ai-je perdu l’esprit, la poésie, l’espoir ? Empêtré dans la prose, je ne distingue plus le rêve du réel. J’écris pour les aveugles et les analphabètes, les écureuils et les souris, les abeilles et les guêpes. Je me perds en chemin. J’ai les doigts tachés d’encre et la peau d’un buvard. J’invente une histoire sans connaître la fin ni même le début, sans rien entre les deux qu’une question de plus. Où ai-je perdu la tête, égaré mes lunettes, délacé mes neurones ? Où ai-je trainé mon cœur pour qu’il batte si fort ? J’écris avec la main qui tremble. Le stylo dérape au milieu d’une phrase et l’encre fait des pâtes, des pattes de mouches, des pas d’ivrogne. Où ai-je perdu la voix, la moitié des voyelles, le tiers des consonnes ? La grammaire est en feu et les pompiers sont loin. Où ai-je perdu la main, la manière, le style ? Où ai-je mis mon stylo ? Je ne reconnais plus mes paraphes d’enfant, mes pataraphes de myope, mes sparages d’oiseau.  Le corps du texte est mou comme le dedans d’un œuf. Je déjeune sur la page, les yeux dans les plats et le cœur en compote, tartinant le papier avec l’encre du jour. Je ressors prendre l’air sans terminer ma phrase. À mon retour, il n’y a plus sur la page que quelques miettes de pain, des crottes de souris, un drôle de sourire dans le grain du papier. Balayant tout d’une main, je sors mon crayon et commence à écrire.


Publié dans Prose

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I
<br /> <br /> Jean-Marc, ton écriture est absolument éblouissante ! Ce texte est un tour de force, de magie, et de qualité !<br /> <br /> <br /> <br />