Un homme de papier
Un homme s’écrit à travers les mots, des morceaux d’homme, des bouts, juste des bouts, un bras, une cervelle, le fond du cœur. Il pourrait se briser d’un seul coup de crayon. Il se lève de la page avec des mains au bout des phrases, une caresse peut-être, des gestes, une parole, une douleur nichée au creux des reins. C’est le début d’une histoire, d’un village, d’un pays, un nœud d’idées qui se dénoue, un ciel qui reste bleu dans l’ennui des nuages, un petit homme de boue, un bonhomme d’encre, un homme debout, un homme en marche vers le monde. Il s’habille avec des mots choisis. Il chausse des consonnes. Il porte l’alphabet tatoué sur la peau. Il hésite dans la conjugaison des bras. Il s’avance dans un espace de papier. Tout s’est passé très vite. Cet homme, je lui donne un visage. Les histoires d’amour laissent des traces. Il en porte les marques. Les mots deviennent un loup, une montagne, une église. Les heures deviennent un lac. Chaque chose apparaît sur la page. Il manque l’histoire.
J’invente une maison pleine de mots d’enfant, les premiers, areu, ababa, hochet. Chaque chose est à sa place, la table tachée d’encre, les pieds de chaise qui dansent, un landau d’infortune. La question d’être ou ne pas être ne se pose même pas. C’est écrit. Les apparences du monde sautent à la ligne. Je ne sais pas quoi faire de cet homme. Il manque des maillons pour en faire quelque chose. Je suis devant l’écriture comme devant un mort qui s’apprête à renaître. D’abord c’est un souffle, le crissement d’un crayon, le froissement du papier. D’abord c’est un mot, une route, un pays. Il y a une prison peut-être. Les phrases en pointillés en forment les barreaux. J’hésite avec le temps. Je ne sais pas si demain va venir. Je compte les années au nombre des images. Chaque phrase est une ride. Un homme de papier m’obsède. Je ne peux pas montrer sa mort sans conter sa naissance.
Il manque l’histoire et pourtant c’est écrit. Ça se passe là entre les lignes. Ce qu’il y a derrière, on doit l’imaginer. On voit les yeux ouverts des enfants, les courbatures des vieux, l’acupuncture des rigoles. Quelque chose du ciel s’accroche dans les mots. Je cherche à dire ce qui ne se passe pas. Voir le visage de tout, on fermerait les yeux. Que faire de cet homme dont je ne sais que faire, un enfant qui grandit, une femme qui pleure. Il titube au croisement des mots. Il porte l’impensable au creux de la cervelle. On ne s’attend à rien et pourtant tout arrive. On finit par habiter le paysage qu’on dit, les lieux que l’on décrit. On collecte les pas sans connaître la route. Je traverse le monde en lisant quelques pages. Écrire au sein de la lecture me devient nourriture. J’arrache à coups de crayon mon existence aux mots. Le papier vide se remplit d’un prétexte à penser.
Il est difficile d’être honnête dans un monde de lois, plus difficile de croire dans un monde sans foi, difficile de pleurer dans un monde de mépris, plus difficile d’aimer dans un monde de haine. Il est facile d’être libre dans un monde de barreaux. Il suffit d’un crayon. Toute matière inerte est sujette à la vie. Le sang des métaphores s’écoule des blessures. L’intuition du cœur se transforme en sagesse. L’expérience intérieure infuse de l’énergie aux locutions banales. Les choses extérieures coïncident avec celles du dedans. À force de paroles, on recompose la vie. On imagine la route. Les chardons y mangent la poussière. La moindre tache devient un paysage. Un homme se dresse sur la page, un homme sans qualités, un corps du bout des yeux, un homme de rien, un homme de peu, un homme qui devient, écartant de ses bras les parenthèses du vide.