Un léger bruit de plumes
Avant d’écrire, j’ai appris à lire dans les gestes, à regarder par un tout petit trou, à manier le râteau, la hache et l’opinel. Les mêmes mots reviennent toujours, les entêtés, les têtus, les ceux qui font du ventre et dépassent dans la marge. On les quitte, on les tance, puis on s’appuie sur eux. On entre dans le manque pour toucher l’invisible, celui qui fait du bruit, un léger bruit de plumes. On cherche l’ange en nous, l’amande sous l’écale, le peintre dans sa toile. On cherche le soleil dans l’étroiture des arbres, la perle de rosée sur une herbe brûlée. J’écoute avec les yeux. Je touche avec les mots. Je parle avec les doigts. J’écris avec les gestes. Le nez dans la poussière, je cherche l’absolu. Je crache le mauvais. Dans mon jardin boiteux, les petites fleurs penchent la tête. Ces nonnettes en couleurs attendent l’Angélus.
Que reste-t-il de l’homme attablé au McDo, que reste-t-il de sauvage et de fou ? Il est étrange qu’à l’ère du chacun pour soi, tout soit standardisé. Chacun pour soi mais tous pareils. Quand le réel s’invite au beau milieu du rêve, je sors les pansements, les baumes, les tisanes. Mon carnet de bord s’étend au-delà du langage. Il dépasse de loin l’espace biographique. J’aime l’équilibre des arbres. Chaque feuille tire sa beauté de celles qui l’entourent. Dès que le silence devient lourd, la véhémence d’un oiseau nous ramène à la vie. Des corneille en colère s’acharnent dans la cour et me tiennent en éveil. Je laisse venir ce qui vient. J’écris avec des mots nourris sous le manteau, des voyelles rouillées, des bras d’esperluettes. Un seul pas dans le désert fait figure de musique. C’est par les détails qu’on se rattache à tout. Chaque brin d’herbe m’appelle et me mène plus loin. La «petite bête» m’interpelle beaucoup plus que la foule.
Quand la monnaie aura gagné, quand tout sera vendu, que restera-t-il de l’homme ? Toutes les pièces sont tapissées d’écrans. Elles sont fardées d’images qui ne sont pas vivantes. Le règne de la matière écrase l’esprit. Il n’y a pas d’ersatz pour remplacer une âme, pas de béquille pour le cœur, de prothèse à la mort. Je me méfie de ce qui brille comme un loup du fusil. Il y a plus que les mots pour dire quelque chose. Ce qui n’est pas tracé transparaît sous le regard des lecteurs. C’est comme une encre sympathique, de la neige intérieure protégeant ses flocons. La voix qui nous habille déshabille le cœur. Tous mes mots tirent la langue devant une page blanche. La mémoire feuillette le catalogue des choses. Les yeux se baissent vers la fleur ou regardent les nuages. Il n’y a pas de point fixe mais des gestes immuables, l’enfant trouvant le sein, le vieillard sa canne, la bouche du poète sa pleine gorgée de sons. Toutes les langues accueillent l’ancien et le nouveau, du cantouque à l’e-mail, de la grégousse à la pin-up. Elles portent le costume que tricote le temps, un long pull de sons aux coudes rapiécés. Les mots sont à la phrase comme les plumes dans l’aile, les mailles d’un filet, les dix doigts d’une main.
Lorsque le jour commence par les pieds, il enfante une route. L’absence de bonté mène un train d’enfer. Elle détruit l’équilibre du monde. Il ne faut rien prendre pour acquis. Les réponses se trouvent peut-être dans les questions jamais posées. C’est à pas feutrés que je m’avance dans l’impondérable. On peut mettre tous les mots bout à bout, jamais ils ne feront le tour du silence. J’ai entendu un homme se faire appeler Prison, un autre surnommé Monnaie. J’ai vu la viande incendier la forêt, des enfants se partager la faim, des fous de Dieu se transformer en bombe, des hommes traîner leur ombre comme une pierre, des caresses se hérisser d’épines. J’ai du faire des trous dans le plafond du rêve, colmater la tendresse, cacher le ciel dans la blancheur des pages.
Comment dormir tranquille derrière une balle de fusil ? On rêve d’un tire-pois à la place d’un canon, d’une caresse au lieu d’un chèque, d’un homme aux ailes d’ange. La terre n’est plus qu’une immense blessure. Le sang y coule par les mots. Tel un crabe apeuré, nous avançons comme si on reculait. Ceux qui défilent au pas finissent par déferler et piétiner le bonheur, les fleurs et l’herbe. Cette échelle qu’on appelle le temps, est-ce qu’elle monte ou descend ? Il ne suffira pas de sauver les meubles. Je fais confiance au rêve, c’est le réel qui ment. Nous avons besoin d’insectes, d’air et d’eau, pas de bombes et de cash. Nous n’avons pas besoin de sang pour nourrir les prières. Nous n’avons pas besoin de guerres pour mourir. La vie nous suffit. Je sculpte dans la paille des totems d’air pur. Certains mots sont des tics. Ils s’échappent de nous sans qu’on sache pourquoi. L’écriture devient vite un lieu de résidence. Même les mots les plus pauvres enrichissent la voix.
Je pose sur la page un peu du paysage. Les cerisiers sont blancs. On peut croire qu’il neige seulement par endroits. La brume sur le lac se confond aux nuages. Les feuilles s’alourdissent du poids de l’eau muette et des ombres d’oiseaux. Le rêve s’évapore comme de la pluie dans l’herbe. Il faut laisser le monde à la charge du temps, cesser de bousculer les arbres. On n’enchaîne pas les bras d’une rivière se blesser l’eau qui dort. Sous les grandes mains du vent, les éléments se tendent et se détendent. Il suffit d’un fruit pour qu’on aime les arbres, un peu d’ombre au soleil, une branche où grimper. Il suffit d’un seul pas pour rassurer la route. Il n’y a rien qui conjugue l’amour. Il faudrait tous les mots, les gestes, la musique. Un crayon ne sera jamais la tige nue soulevant la fleur, un papillon battant des ailes ni la rose des sables. Quoi que j’écrive, poings fermés ou paumes ouvertes, deux ou trois phrases qui se rétractent, deux ou trois mots qui débordent, je n’atteins que l’infime.