Un miroir aux alouettes
J’ai lâché la bouteille pour boire les années. J’ai quitté la ville pour habiter la vie. J’ai laissé les journaux pour lire les journées. Tout en haut de la montagne, la forêt a de nouvelles blessures. Les tronçonneuses bourdonnent jusqu’ici. Elles ne butinent pas mais rançonnent le bois. La butte à Jean-Marie est devenue un butin pour les spéculateurs, une terre à brader, une source à monnaie. On dépossèdera bientôt tous les oiseaux de leur cri pour aider les chasseurs. On pillera tous les trésors forestiers. Au village, toutes les télés fonctionnent. Les âmes s’évaporent dans la lumière bleue. J’y croise des enfants qui sont tout à fait morts, des chiens devenus sourds, des vieux obèses en marchette à gaz. Les gens achètent de plus en plus. Ils se prolongent dans les choses futiles et éphémères. On dénature l’or. On dénature la nature. Le diamant est un charbon qu’on sauve du chaos, mais on a fait de ses facettes un miroir aux alouettes. La ligne droite ne mène nulle part. Il ne reste à l’arrivée que l’effort du départ. Je préfère me perdre, butiner d’un lieu à l’autre, de l’épine à la fleur, de l’échine à la tête, de la terre aux nuages, de la pierre à la page. Le corps de l’homme disparaît à l’orée d’une ville. Il se replie dans une valise. Il s’offre à tous les marchandages. Il s’immole au commerce, pieds et poings liés par la finance. La vérité du cœur ne pèse d’aucun poids dans les balances des marchands. On repeint la maison mais on oublie la vie entre les murs. J’ai opté pour les mots à défaut d’un salaire. Ce matin, j’ai traversé tout le village en pèlerinage d’écriture. Il ne me restera bientôt plus que le cimetière pour écrire, mon carnet appuyé sur les tombes, un crayon en guise d’épitaphe. Écrire, c’est savoir que l’on meurt. C’est aussi refuser la grisaille, les masques, l’uniforme, la trahison, la guerre, mêler notre ombre à la lumière, sauvegarder la couleur, donner sa chance à l’étincelle.