Un pays dans ma langue

Publié le par la freniere

Je traîne un pays dans ma langue, de la source à l’estuaire, de la graine à la pomme, de la peur à l’espoir. Lorsque le vent traverse le grillage des mots, j’entends sa musique. J’aimerais croire en tout, mais l’homme se trompe trop souvent, alors je vis de rien. J’aimerais écrire conforme aux saisons, aux arbres, à la pierre, aux oiseaux, au partage des eaux, mettre l’invisible en mots et l’inaudible en sons. Je me suis rencontré au détour d’une phrase et j’ai cogné mon front contre mon propre front. Entre le passé à mettre à nu et le futur à mettre en bière, j’ai le présent à mettre en scène. Quand l’horizon zigzague, il n’y a plus de ligne droite. Tous les hommes tournent en rond. J’écoute les loups hurler, les moutons bêler, le crincrin des grillons et le chant des cigales, le vent claquer les portes et la pluie dodeliner. Je dessine à la mine, à la craie, au crayon. Je soulève l’espérance au-dessus de mes forces. Je m’approche de la mort sans m’éloigner de ma mère. L’utérus du monde met au monde le monde, du fœtus des étoiles au mouvement des astres, de la mer aux vallées, de l’iceberg à la plage, du feu à la parole, du silex au stylo. Tournant autour d’un mot, je traverse la terre. Je monte jusqu’au ciel. Je croise les racines avec la chlorophylle, la graine avec le fruit, les trous de mémoire avec les métaphores, le blanc des pages avec les oxymores. Juste à les mettre en mots, je jongle avec le monde, les montagnes, les mers. S’il faut baisser le ton pour trouver sa voix et faire de chaque phrase une grappe d’eau pure, je me ferai muet. Le vol d’un oiseau ne dépeigne même pas la chevelure de l’air. Il ne sert à rien d’acheter l’avenir si le présent nous ment. Même en fermant les yeux, le monde demeure visible. Il faudrait voir l’invisible avec les yeux ouverts.

        

Il faut si peu de mots pour que s’allume un feu dans la poussière du monde. Il en faut plus pour réchauffer ses mains. Chaque maison, chaque pierre de chaque maison, chaque rivière, chaque pierre d’un ruisseau, chaque feuille de chaque arbre, chaque vague, chaque chemin de clés dans les poutres équarries, ont leur double dans mon cœur. Chaque pomme dessine l’image d’un verger. Chaque pas sur la route en prolonge le cours. Chaque verbe prend son sens dans la conjugaison. Je poursuis dans les mots ce qui échappe à l’homme, peut-être l’âme ou l’infini, la lampe sur la table qui ne s’éteint jamais. À l’âge où tant d’autres accumulent, je m’allège de tout, sauf des livres. Au lieu de posséder, je passe sur les choses la main des mots pour n’en garder que la lumière. Au lieu de voyager, je me laisse pénétrer par le monde qui m’entoure, un petit bout de jardin, une table bancale, une brouette rongée par le temps, une pile de cahiers griffonnés à la hâte. Je me tiens dans ma chambre et regarde le lac. Je quitte le village pour retrouver les arbres, l’érable qui rougit, le merisier qui rit, le bouleau qui blanchit, le chêne qui résonne, le sapin qui résine. Je touche la membrane qui nous sépare du vide.

        

Les mots manquent toujours quand vient le temps d’aimer. On se tient tout au bord, entre le geste et la parole. Si rien ne tient à rien, à quoi tiendra la mort ? On est toujours un peu plus que l’on n’est. Le sang demande asile à la porte du cœur. Le désir de dire oui n’a pas la même balance que l’envie de dire non. Ce n’est pas ce que l’homme fait qui m’étonne, mais ce qu’il ne fait pas. Je n’ai besoin que de lumière. On vieillit plein d’images jusqu’à page blanche. Il faut se faire léger pour marcher sur la neige, alléger la barque pour ramer, laisser le temps passer devant. Il y a partout un bout de paradis. Il arrive qu’une phrase les rassemble. Les mots finissent par former une toile d’araignée aux dimensions du monde. J’entends déjà la voix de la vieillesse dans un pleur d’enfant. Le dos du jour se voûte pour relier l’homme à la route, la tête avec le cœur, le grand et le petit. Il n’y a pas de masque plus vrai que le visage. Il n’y a pas de réel plus palpable que les mots. La route n’a pas de fin. Même au fond d’une chambre, elle cherche l’infini.

Publié dans Prose

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