Un peloton de nuages

Publié le par la freniere

 

Un peloton de nuages fusille l’horizon de ses balles d’eau froide, une goutte pour le cœur, une autre pour la tête, un éclat dans la chair, un éclair dans les yeux. Un doigt de pluie caresse l’aube lunaire du lac offrant son ventre plat aux plumes des malards.  J’écris sans parapluie, laissant le ciel mouiller les pages de mon seaman’s handbook. Il y a de tout entre les mots, des idées creuses comme des pattes de criquets, des volées d’hirondelles, une main courante cherchant ses doigts, un pied de biche battant semelle, des gémissements d’amour, des pieds dépareillés, des alouettes échappées d’un miroir, des souvenirs flambettes à peine issus d’hier, des voitures d’enfant, des pas d’ivrognes détraquant la boussole, des âmes déjà damnées cherchant la rédemption, des châteaux en Espagne, même des boites aux trésors. C’est un marché aux puces. Tout est bon pour écrire. Il n’est que de guetter l’extraordinaire, le fil qui dépasse, la portière qui coince, deux amoureux qui s’aiment pour de vrai, une colombe roucoulant auprès d’une corneille, une corbeille à papier d’où s’échappent des phrases habillées d’espagnol ou de latin ancien.

         Les têtes devenues trop larges rapetissent le cerveau. Tant est qu’au petit matin, on se retrouve plié en quatre au fond d’un portefeuille. Il n’y a plus de mendiants à la porte des églises. (Aucune âme charitable ne fréquente ces lieux.) Ils dessinent des lèvres aux bouches de métro, espérant sans doute la ferraille d’un pourboire. Sur un vieux banc de parc, la petite sœur des pauvres distribue des sourires. Il n’y a plus de coins sombres où méditer à l’aise. Dans le moindre des bars, les comptoirs brillent comme un dentier de luxe. Même au fond des rangs, des lampadaires halogènes bouffent le gras de la nuit. Je garde en moi quelques morts debout. Dormir des deux yeux m’empêche de rêver. Je couche avec de l’encre sur un lit de papier. J’ai déjà trop vécu pour faire semblant de vivre. Je parle au vent du nord un langage de neige. Les cathédrales de feuillage s’enflamment avant l’hiver. Les érables du parc changent d’habit et jettent leur perruque. À chaque automne, la chlorophylle vient à manquer. Le froid change les choses. La terre s’épaissit. Le ciel est transparent. De midi à l’hiver, le temps s’est arrêté. On sent déjà dans l’air l’odeur coupante du gel. Dans toutes les réponses que l’on apporte à vivre, la question reste entière.

         Après avoir vendu son âme, son cœur et même son sang, vendre sa peau aux tatoueurs est devenu la mode. Il n’y a plus d’authentiques vagabonds. Le fantastique social a été mis en fiches. J’ai rangé le bâton, le fouet, le fusil. Je porte en bandoulière des regards étonnés, ceux d’un enfant surpris par le goût des citrons. Le poing en poche, le stylo sur l’oreille, j’échappe à chaque pas tout un sac d’images. Je n’ai jamais appris les ficelles du métier. Mes phrases tiennent avec des élastiques, des bouts de sparadrap, des lacets de bottine mordillés par un chien, des bouts de laine délavés par le chagrin des hommes. Il manque toujours une marche à l’escalier de la vie, une goutte à la pluie, quelques longueurs de bras pour gratter les nuages. Il manque toujours un mot tout au bout de la phrase. Le même où l’on butait à la petite école. Je cours jusqu’aux arbres pour retrouver mon âme et le vrai goût du sens. La peau tapissée par la soif, du sel sur la langue, j’écris à m’en ouvrir le ventre. J’ai beau crier plus fort que le chant des monnaies, mes mots retombent avec un bruit de larmes. Adieu les magasins, les églises, les banques ! Je m’en vais loin de vous nicher parmi les rêves, la marée blonde des granges, les odeurs végétales, les mariages d’oiseaux.


Publié dans Prose

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