Un pollen d'encre noire

Publié le par la freniere

On a beau faire la sourde oreille, le pouls du monde bat dans l’oreille végétale. Je retrouve à la longue les fées du songe, les cheveux d’ange, les herbes de couleurs, le partage du pain dans les restes de table, ce quelque chose qui manque depuis qu’on a grandi. On ne me volera pas mes lèvres qui remuent, mes pieds nus sur le sol, les ailes des caresses. J’ai fait de chaque pièce une salle d’écriture, de la cave à racines jusqu’au grenier du ciel. Le regard touche les étoiles. La main caresse le réel. Le mot de la fin se cache dans un tiroir vide. Quelques mots déposés sur une terre mouillée fait germer une phrase, une floraison d’images. Une abeille y butine un pollen d’encre noire. La grammaire sourit aux lèvres du jardin.

        

La parole s’évade des poumons trop étroits. L’éternité s’écrit dans la durée d’un crayon de bois. Sa mine ouvre le ciel. Je parle de rivières avec une bouche qui a soif, de caresses avec mes mains nues, de silence avec des mots sonores, d’espoir avec mes pleurs, de l’âge avec des biberons cassés. Je parle d’absolu avec une foi païenne. J’ai appris mes leçons d’un héritage de pauvre. Mes yeux creusent le ciel et son visage d’air. Je compte les moutons, les nuages, les arbres. Les enfants courent dans leur ombre comme des jets de lumière. Combien de temps avant qu’ils ne soulèvent un mot du bout de leur mitaine ? Ils sauront bien assez tôt les jours à poings fermés, les nuits blanches, les trous noirs du cœur, l’enfance de l’art qu’on s’apprête à trahir et l’ombre du diable au pied de l’arc-en-ciel.  En attendant, ils sautent d’une flaque  à l’autre. Leurs doigts en chiquenaude repoussent l’air du temps.

 

Le vent n’épargne pas la ligne d’horizon. Sur les phrases édentées, les acariens rongent les mots malgré leur mise en page. Les cailloux parlent bas. L’eau passante a raison de la pierre entêtée. Je me construis des livres pour abriter ma peur, des petites cabanes à mots, un nid qui tient par un fil invisible, une terre paraphée d’encre, un lit signalé d’aubépines. Il s’agit de bouger les doigts entre les lignes en espérant toucher l’innocence des fleurs. Je nomme ce qui manque dans les trous de la vie, ce qu’il y a de trop sur les livres comptables, ce qui fausse dans l’air. Je n’en finirai pas de prendre un cours de vie, d’apprendre les voyelles, de toucher les images avec la peau des yeux. Les oiseaux tirent sur le fil dans la broderie des arbres, le haut filet jeté sur l’épaule du vent, le ciel dessiné au crayon Caran d’Ache. Lorsque je passe de l’ombre à l’obélie, du gel à l’embellie, l’effusion des corolles atténue ma colère.

 

Devant l’obligation de payer, l’air, la terre et l’eau, les restes et le néant, les feux de paille de l’enfance deviennent apocalypses. Les livres de coton où volent des nuages se transforment en manuels de guerre où l’on ordonne aux enfants de mettre à mort l’innocence. La vie n’est qu’un décor sur les écrans géants mais les bombes sont réelles sous les banquettes de train et les soutes à bagages. Il y a trop de trous dans l’ozone et de blessures aux alouettes. On manque d’air et d’eau pure. Croyant semer du feu, nous marchons sur des cendres. Nous mangeons du cadavre à chaque bulletin de nouvelles. Il faudra réapprendre les gestes un à un, le rêve léger des bêtes, l’odeur sucrée de l’herbe, la pluie multipliant ses gouttes dans l’équation du ciel, le vol des mésanges, petites nonnes aériennes, l’humidité de la pierre sous les bras du lichen, la magie blanche du matin, le goût sauvage d’exister. Attentif à ce qui tombe, je rejoins l’immense peine de ceux qui veulent vivre mieux, ceux qui n’ont que leurs mains pour habit, leurs yeux pour se cacher, la rumeur du vent pour unique parole, tous les accidentés de la vie brisés par l’histoire, les hommes réfugiés sur l’accotement du monde. Le ciel ouvre aujourd’hui l’immense parenthèse de la pluie. Le bruit des mots s’éveille sous la froideur de l’eau. Les arbres au cœur d’oiseau rafraîchissent leurs ailes. Avec quelques phrases arrachées au néant, je survis à la faim.

 

Dans la tête des marchands, la mort est incomplète tant qu’elle n’est pas payée. Ils retiennent les âmes dans les limbes du commerce. Le temps ne s’emboite plus dans l’espace du corps. La mémoire fait tilt. Remplir le vide au bout de chaque mot, avoir à dire me terrifie autant qu’il me fascine, de cette angoisse du noir que je saisis de la main, de cette peur d’enfant que l’âge n’éteint pas. Conjuguant à l’envers, je recopie l’hiver au milieu de l’été. La terre qui dérive me rappelle où aller. Je cherche le moment où l’écriture devient vie. Je ne refuse ni le feu ni la poussière du monde, ni le vase qui fuit ni les lignes brisées. Je refuse la route qui s’arrête, les cendres du silence, la braise qui s’éteint, la roue qui tourne à vide du vélo qu’on renverse. Il n’est pas plus facile de voir les images que de lire. Il est cependant plus difficile de regarder les images qu’on lit. On dirait qu’un autre sens s’ajoute pour justifier les autres. Des premiers battements de cœur aux miettes d’infini, nous n’avons rien choisi. Nous inventons le reste. Où commence la route ? Où finit la distance ? S’il n’y a pas de commencement, y a-t-il une fin ? Sans pouvoir me perdre, je n’irais plus nulle part. L’âme s’ajuste à chaque geste. Chaque geste est le début d’un monde.

Publié dans Prose

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