Une dentelle d'écriture
Quand j’écris, il m’arrive d’oublier que je vais mourir tant la vie est partout. Je peux sentir l’humus sous mes pieds, le vent dans la pinède, mettre la main dans l’eau, toucher les rugosités du sol, fouiller dans le fouillis, fouiner jusqu’à la glaise. Même les plus hautes montagnes, je les coiffe de ma paume. Les pleins et déliés deviennent des champs de blé, les taches d’encre des forêts. Je voyage dans la cartographie des mots, les idéogrammes des voyelles, l’acupuncture des consonnes. Un crayon dans la main, je cesse d’être vieux. J’ai l’âge qu’ont les mots à mesure qu’ils s’écrivent. Toutes les façons de vivre se rejoignent dans les phrases, toutes les raisons d’aimer, toutes les saisons qui colorent le temps. Les pages deviennent un lit de feuilles ou de cailloux. Le papier se charge d’air et de lumière, de la couleur et de l’odeur des terres, de la respiration des plantes.
J’ai toujours aimé la nuit. C’est comme une page vierge qu’on apprivoise peu à peu. Le moindre geste s’y transforme en lumière. Il arrive qu’on n’entende plus rien, sauf le bruit de la neige et la musique des flocons. Il faut avoir l’oreille bien aiguisée comme la mine d’un crayon traçant de fines lignes, une dentelle d’écriture. Il y a longtemps que je note la pluie, les orages, la lune. Je peux même les voir investir le papier. Je sculpte le silence avec de vieux mots. Toute beauté provoque un choc. C’est le silex qu’on frotte pour éclairer la grotte. Déjà, la couche encore aux fesses, avant d’apprendre à lire, j’inventais des mots. Je dessinais d’un doigt des nuages dans l’air. Tout un monde est entré dans ma tête. J’en fais encore le tri. Il arrive que je garde en attente quelques phrases. Une soupe à l’alphabet, c’est patient. Je me laisse porter par le torrent du temps, les ombres en attente, le savoir des plantes. Le savoir qu’on ne partage pas est un trésor d’avare. Il n’a que l’épaisseur d’un homme et ne dure pas toujours.
Quand on écrit, le plus petit espace devient sonore et vaste. Un réduit se transforme en château. La poussière devient neige. Les oiseaux de papier finissent par voler. Il n’y a pas un pouce de terre qui ne porte la mémoire des hommes. Il y a des mots pour toutes les saisons. Les mots d’hiver sont comme les sapins. Ils n’ont pas d’automne. Ils montent comme la neige à mi-hauteur des portes. Les mots d’automne ne sont que feuilles mortes. Ils se perdent dans la terre sous une pluie de lettres. Chaque syllabe du printemps a l’odeur d’une épice. Les mots d’été coulent de source, apaisant la soif des légumes. Au printemps, les fleurs se jettent sur la lumière. La pluie fait palpiter le sexe de la terre. J’interroge la pierre, les vieux grimoires végétaux, le palimpseste de la pluie, la mutité neigeuse, la nudité de l’eau. J’écoute les ultrasons de l’âme. J’apprends à déceler des riens sous le craquement des apparences. Je tache de recueillir, de noter, de laisser traces sur l’écorce des choses. Est-on pur un seul moment de sa vie ? Même l’enfance est impure. Elle se dirige vers l’adulte. Tout le sang répandu érode l’histoire.
Partout, il y a le sang des hommes mélangé à la terre, des urines, des excréments, du sperme, tout ce qui fut la vie. Je remonte par le sang jusqu’aux plus vieux des hommes, ceux d’avant les dieux de pierre, d’avant les bâtisseurs de ruines, ceux des premiers outils, des premiers graffitis, des premiers tags sur les murs de Lascaux. Je rejoins par les mots en fines pattes d’insecte de nouveaux paysages. J’arpente les anciens. Je revois le pommier planté derrière la cour, la vieille balançoire en bois, la chaloupe Verchères couchée sur le côté, les trous du Mont Beloeil. Le corps a besoin d’âme beaucoup plus que de pain. Tout le monde peut manger mais si peu savent aimer. J’écris ce que j’ignore dans les phrases en désordre. Saurais-je vraiment un jour faire parler le papier ? En vieillissant, j’ai peur que ma mémoire devienne blanche. J’apprends à lire dans la neige.