Une fêlure
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’homme se reconstruit autour d’une fêlure, glace dehors, feu dedans. L’histoire des hommes n’est plus qu’affaire de chiffres, de rendements, de profits. Dans le vent du néant, la lumière du coeur n’est plus qu’une étincelle, une flamme d’allumette. On ne sait plus qui tire les ficelles dans ce bal des pantins. Riches ou pauvres, certains naissent heureux, d’autres pas. Ces derniers sont mal faits pour vivre et traînent leur carcasse comme un boulet de chair. C’est en cherchant mes mots que j’ai trouvé la route. Tout au fond de ma voix le réel vacille. Un léger tremblement agite ma mémoire. Passant du feu à l’eau, je rince avec de l’encre ce qu’on appelle une âme. Au dégel, j’ai des chemins qui poussent dans ma tête, des sentiers dans les pieds, des sources dans les mains, une cage thoracique qui s’ouvre sur le ciel. Je fais de mon bureau une mer intérieure. Je note de petits riens, des rides sur le bois, d’infimes cicatrices sur le visage de l’air. Mes mots sentent l’érable, la neige, le chevreuil. Mes mains sentent le loup. Mes phrases ont des épines. L’orchestre des racines s’accorde avec la pluie. Le creux entre les hommes se cherche une caresse. Un arc-en-ciel soulève la ligne d’horizon. Toutes les couleurs se mirent dans l’éclat du mica.
Le gel fait craquer les jointures végétales. Une grande main d’hiver donne une claque au soleil. Cherchant une phrase assez grande pour contenir la vie, je ne ramasse que des miettes et des larmes de neige. Que feuillette le vent dans les arbres sans feuilles, les forêts enneigées, les nids abandonnés, les alvéoles closes ? Pourquoi tant s’agiter ? Nous ne sommes pas sur terre en service commandé. J’ai vu des hommes heureux, toutes les banques en faillite, des arbres abattus se remettre debout, des magasins donnant leur pain au lieu de le vendre, des mains d’enfant porter la terre, des pays sans frontières, des rivières accoucher d’une mer. Ce n’était qu’une poussière dans l’œil. Il appartient aux doigts de prononcer la peau. Il appartient aux lèvres de lire la saveur. Il appartient aux pieds d’ouvrir le chemin. Lorsque les yeux se taisent, les mains regardent encore. Sous l’orgueil des arbres, l’herbe repousse en miniature. Le vide entre les mots appelle d’autres mots. Les images perdues prennent un visage d’encre et se dessinent mot à mot sur les pages à venir. Je me sens nourri de sons, d’images, de reflets. La main qui tient la plume, la tête, les idées, l’encre et le papier disparaissent dans un mot. Il n’en reste plus que la lumière, le battement du cœur. Le relief des phrases épouse l’horizon. Le chant est comme le vent dans les cheveux de l’air. Ce qui tombe sur la page est la mémoire pluvieuse du cerveau. Les gouttes du passé rejoignent la rivière comme la source les nuages.
Mon univers est simple. J’appartiens à la terre, à la source, à la souche, à l’écoute du pollen, à la vie larvaire des saisons. En touchant le papier, je me raccroche à quoi. On ne voit pas les mots avant de les écrire. Apprendre à vivre avec le peu, le presque rien. Écrire dans le silence des paroles. En faire son bureau aux tiroirs éventrés. Je me perds dans les phrases et me retrouve vivant sur une page blanche. Le visage de l’encre redessine mes traits, recommence mes pas, me redonne les gestes. Les lieux où l’on se perd sont ceux où l’on se trouve. Lorsque la volonté s’ajoute à l’âme, il est possible de marcher. Une langue me suffit pour traverser le monde. J’y mets l’espoir en gestes et la chair en images. La vie, la mort sont les deux lèvres d’une bouche. L’éternité est un baiser. À défaut d’une présence, le feu qui veille dans les mots me réchauffe la nuit. Lorsque la terre se recueille, j’accompagne sa prière. J’assaisonne la vie du sel des images. L’arbre ne parle plus lorsque le vent se tait. Les pierres soliloquent avec le soleil. La solitude de l’air ne se dit pas, à peine un souffle sur la page, le frémissement d’un ange, le battement d’un cil, le reflet d’un reflet. Mon âme sur le dos, je m’occupe de poèmes sans trop savoir le faire. Je cherche l’équilibre sur un terrain qui penche. Leur portable à l’oreille, les enterrés vivants font un bruit de moteur. J’ai beau changé de route, je pédale toujours avec un vent de face. Ne vivant plus à l’heure des radios, je syntonise l’air. D’une antenne à l’autre, je capte les insectes, la couleur des plumes dans le chant des oiseaux, une fleur de givre dans un jardin d’hiver, les notes les plus hautes dans la polyphonie des arbres, la promesse des fleurs dans un grain de pollen, la vérité humaine dans une poignée de main. Je fais de mon cahier une herboristerie, de chaque page une source, de chaque phrase une poignée de terre, de chaque mot une graine. Je parle avec l’eau sur la langue, une mer entière de vocables, la terre dans la bouche, des îles de phonèmes, la sève dans les yeux, tout un arbre d’oiseaux. On ne quitte pas les hommes comme une feuille d’automne. On vit pour mériter sa mort.