Une maison de sable

Publié le par la freniere

Au lieu d’entrer dans les affaires, je suis sorti du monde, du bureau, de l’usine. J’erre de porte en porte sans entrer ni sortir. Le rêve commence dans la tête, se poursuit par les gestes et se prolonge dans les mots. Il ne finit jamais. Je feuillette des yeux le livre des écorces, la bible des fougères, l’atlas des abeilles. J’écoute chanter l’eau sur le bord des rivières. Je cogne sur le vide pour entendre sa voix. Je toque sur le cœur avec un doigt d’enfant. Je cherche la lumière, la beauté qui échappe au regard, la grâce qui survit derrière les barbelés, la rage ne trouvant rien à mordre, le bleu du ciel engrossant les bourgeons. Je ne cherche pas un trésor mais l’âme chez les hommes, le mouvement d’un visage, la poudre d’or du pollen, la bonté qui subsiste dans la tendresse des loups, la beauté de la pluie, des egos égaux se partageant le temps comme un pain de lumière. Qu’importe les jeux de rôle où l’on perd son âme, j’ai moins de sous que de jours vraiment vécus. Tour à tour indigent, poète, bûcheron, le vieillard et l’enfant, je traque l’infini sur de petits carnets, l’amour sous la poussière. Tour à tour clochard, pèlerin ou troubadour, j’apprends à lâcher prise. La mi sol, un deux trois, je danse entre les mots avec de petits pas ou des pas de géant, des bottines d’enfant ou des bottes de sept lieues. Je danse avec les flammes à l’approche du vent.

        

Des châteaux de sable qu’on détruit aux bombes artisanales, des ballons que l’on crève aux balles de plastique, la même haine explose. Quand les grenouilles s’enflent la tête, je me fais petit comme une abeille, doux comme le miel, têtu comme un caillou. Chaque jour, dans le grand livre des forêts, je prescris quelques pages, sans dosage précis. Je ne récolte en moi qu’une poignée de mots, mais un sac de révolte me pèse sur le dos, un havresac d’espérance, une besace de rêves. L’homme qui crée n’a pas d’âge. Il efface le temps. Il fait avec la cendre une poussière d’or, une maison de pluie avec les orages, une maison de neige, une maison de sable avec les naufrages, une table de nuit avec les épaves. Mille bruits d’insectes font des tunnels dans l’air. Le chant s’y perd en chemin et doit reprendre souffle. Le sang s’accroche aux ronces. On ne guérit jamais de la blessure de naître. On cherche à être. On cherche à vivre.

        

Il y a du vent entre les branches, des vagues sur le lac, des nuages plus haut, des bêtes dans les étables, des hommes qui se cherchent, des femmes qui accouchent, c’est avec ça qu’on fait la langue. Je ne cesse pas de lire, de la préface de l’aube à la table des matières, de la graine à la plante, de la tige à la fleur, de l’abîme à l’azur. Les orages délavent les pages noircies d’encre. Je peuple mes cahiers de tous les cris du monde, de tout ce qui se tait. La peau du papier bande sur les muscles du verbe. J’écris une longue lettre qui cherche son adresse. Elle ressemble au vent trop léger pour rester. La langue au fond du corps prend les formes du chant. Il faut rendre à la vie ce que la vie nous prête, ne pas dilapider ce qu’elle offre de beau. Il y a de la bonté dans le regard qu’on pose, de la laideur dans celui qu’on impose. Le solitaire embrasse l’univers. L’homme public  ne cherche qu’un miroir. Je lutte avec les ombres, la dernière bouteille, les derniers verres, la dernière cigarette. Je boxe avec l’orgueil et l’appétit des choses. Je me contente de peu, juste ce qu’il faut pour la faim des yeux et la soif du cœur. Ce peu est immense. D’une consonne l’autre, ce peu est comme un feu dans la broussaille de l’âme. La pauvreté mène à l’excès des mots, jusqu’au pain qu’on invente, jusqu’aux fruits qu’on dessine, jusqu’à l’espoir qui veut mordre la mort. L’encre avance sur le papier comme une pluie effaçant la poussière.

        

Pourquoi ? Pour qui ? Comment ? La question reste jeune, c’est la réponse qui vieillit. À peine mis en phrases, les mots restent en attente. L’essentiel se cache où l’on ne va jamais. La faim de vivre ne laisse pas de miettes. Elle mange tout des yeux. Je n’écris pas pour ajouter mais retrancher au trop. Je ne cesse pas de m’étonner. L’émerveillement reste la source. En phase avec la nature, les vieux sages ont des regards d’enfant. Ce ne sont pas des spécialistes, des fonctionnaires, des hommes de droit. Là où tout le monde croit tout savoir, ils ignorent l’opinion. Je reviens souvent bredouille entre les pages d’un cahier. On n’attrape pas le soleil. On ne rattrape pas le vent. On ne lève pas comme le blé. C’est à peine si la station debout nous rapproche des arbres, si les oreilles entendent les ultrasons de l’âme. C’est à peine si les yeux effleurent l’invisible. Il y a beaucoup de souffrance dans le monde. Je cherche son pendant. J’écris en égaré. Je m’habille avec la peau des dents. M’éloignant de la page en écrivant ces mots, je me retrouve ailleurs. J’atteins l’autre bord des choses. J’essaie de déplier l’envers du quotidien.

Publié dans Prose

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