Une mince ligne de vie
La vie se raréfie. Bientôt, le cadavre des jours aura pris toute la place. Il sera trop tard pour regarder le soleil, quitter son rôle, brûler tous les drapeaux, fermer les banques et les églises. Il sera trop tard pour aimer. Les mots seront de cendre. Il n’y aura plus rien au bout de nos dix doigts. L’enfant n’aura plus de mains. Déjà, le bonheur fait faux bond. L’espoir se fait la malle. Les louves ne viennent plus enseigner la tendresse. La vie déboule de marche en marche. Elle a des bleus partout. Son cœur n’est plus qu’une ecchymose. Nous vivons dans un monde cupide où l’argent rend stupide. Je veux bien qu’on accorde sa tendresse aux caniches de foire, mais pas au détriment des affamés. Il faut jouer le moins possible le rôle du client, échapper à la langue économique, aux assauts des marchands, brouiller les pistes des experts. On provoque l’insomnie pour vendre du sommeil, du stress pour vendre des pilules. Ce n’est pas l’espace qui rétrécit, c’est l’âme qui rapetisse. On fait du sport pour oublier le reste. La lumière peut à peu range sa cape d’aventure, son impossible habit, ses parures invisibles. Il ne s’agit pas de livrer nos oreilles au néant, nos deux bras aux bourreaux, nos sueurs aux banquiers, d’inventer de nouvelles chaînes sociales ni d’augmenter les chaînes télévisées, mais d’écouter le cœur, quitter les corridors pour les sentiers champêtres, renouer le lien entre le bric-à-brac du quotidien et la dérive des continents, le verbe et l’univers. Il suffit de quelques frères, non de milliers d’amis, d’un pas ou deux sur une piste inconnue, d’une poignée d’heures volées au commerce des choses. Nous naissons tous le cœur coupé en deux, il faut rencontrer l’autre pour que tout se rassemble, notre cœur et le sien.
Dans ce monde d’abondance factice, je reste sur ma faim pour sauver quelques miettes. Je me suis fait de mots une maison fragile. C’est un miracle qu’on en ait fait des livres. Il n’y a pas de cœur du monde, il se trouve partout. Toutes les frontières sont fictives. Une chose invisible me guide sur la route. Une mince ligne de vie me trace le chemin. Il arrive parfois à l’homme de retrouver l’instinct de la nature. Ceux qui respectent les animaux le savent. Les liens qui unissent un cavalier et son cheval ne sont pas un rapport de force. C’est quelque chose de plus subtil, un échange d’odeurs, une communion de gestes. Mes rêves dépassent dans les vitres. Ils franchissent les portes. Ils font de trous dans les murailles. Il est difficile de les suivre à pied. Il me faudrait des ailes, mais je n’ai que les gestes. Je reste là dans les odeurs de l’encre, la sueur des mots détrempant le papier. Les mains sont pleines de gestes, des gestes pour plus tard, des gestes oubliés, des gestes suspendus, des gestes qui griffonnent pour arrêter le temps. Demain n’existe pas vraiment. Il est encore dans l’imagination, ou dans les premiers mots d’un monde qui s’échappe. Un jour on va plus loin sans atteindre la rive. Il n’y a pas de pont, pas de bateau. Il faut nager à même sa propre peau, traverser les mots, les marges, les écueils, grimper une montagne d’injustice. Il ne faut pas saisir mais donner.
Mon regard se perd entre les pages d’un livre. Il pleut des mots comme à regret sur la poussière de papier. Il y a de la vraie vie entre les pages d’un cahier. Il arrive que les rêves s’enrhument et que les phrases toussent. J’y touche quelque chose. L’enfant que j’étais s’y promène à vélo. Il demande sa route au vieillard qu’il devient. Quand nous dormons, ce sont les choses qui s’éveillent. Tout un monde de reflets se remet à bouger. Les murs s’inventent des fenêtres. La poussière danse dans les coins. Les robinets chantonnent. C’est ainsi. Lorsque le feu s’éteint, le vent s’amuse avec la cendre. Il y a une distance infime entre une phrase et l’autre. Elle est pourtant inatteignable. On sait vers quoi tendent les gestes. Pour les mots, c’est moins sûr. Depuis que j’ai cessé de fumer, je ne lâche plus mon crayon. C’est comme un autre doigt. Je ne perds plus mes mots dans la fumée des cigarettes. Mes cahiers s’alourdissent sans trouver leur chemin. Le long des choses finissantes, seuls les mots n’ont pas d’âge. Nous cherchons tous l’autre moitié du monde sans savoir qu’on y est. C’est étrange que l’on ne voie le passé que de dos. On ne sait pas quand il nous a doublé. C’est le présent qu’on voit dans le rétroviseur, l’arrière du présent, le cul des heures, l’envers des secondes. C’est une chose étrange que d’écrire, plus étrange que de peindre ou faire de la musique, plus lourd que le marbre, plus léger que la danse. Dans la cage d’un livre, les portes sont ouvertes. Les barreaux servent d’échelle. Les mots mènent plus loin que les pas sur la route.