Une pointe d'aiguille
Je n’écris pas vraiment. Je bricole un peu n’importe quoi avec la grammaire, l’orage, les bleuets, les chiens errants de la dernière chance, la cendre, le vinaigre, l’alchimie de l’enfance, les fauteuils aux bras cassés, les pattes de chaise qui boitent, les têtes de clou, le pied-de-biche des mots. Je fais un peu de tout avec ce qui n’est pas. Je m’enfonce dans le rien à la recherche de tout. Je frotte une allumette au milieu de la nuit. Je dessine la vie avec la langue des herbes, des arbres, des oiseaux. J’ai une main de six ans, une autre de soixante. Elles se tiennent l’une l’autre et soutiennent ma vie. J’ai un œil d’enfant, un autre de vieillard. Si le présent passe trop vite, le temps passé est immortel. Je vis sur une pointe d’aiguille.
J’ai moins peur du désert et de la pauvreté que des tables trop bien garnies. Quelque part un enfant meurt de faim pour le plaisir d’un roi. Toutes les guerres sont futiles face au chant d’un oiseau. Toutes les fortunes du monde valent moins qu’une pomme, un caillou, une seule goutte de pluie. Qui cherche l’homme sous le smoking d’un homme d’affaires ne trouve trop souvent qu’un vulgaire assassin. On ne fait pas fortune sans laisser quelques morts. Les squelettes dans le placard enrichissent les banques. Il faut pouvoir se rassasier sans affamer les autres. Je n’oppose pas l’écriture et la vie. L’écriture est une variété de la vie aussi intense que l’amour. Chaque métaphore, chaque ligne, chaque paragraphe, chaque livre est une phrase unique où se croisent les yeux. L’écriture nourrit l’âme. J’ai besoin de ce pain quotidien.
Pour les hommes de pouvoir, tout poète est un gibier de potence. Les arbres de l’enfance furent ma première école. Je retournerai écrire sous leurs branches, les pieds dans l’eau du Richelieu. Petit, quand j’y pêchais avec mon père, j’apprenais l’alphabet à la force des rames. Mes phrases en ont gardé le clapotis de l’eau, le vent léger des rives, l’étirement des muscles. Quand je regarde un point sur le sol, un insecte, un caillou, un brin d’herbe, j’exclus moins de choses qu’en fixant l’horizon. L’écriture, pour moi, se rapproche de plus en plus de manger, dormir, faire les courses, rêver. J’ai exclus depuis longtemps le mot travail de mon vocabulaire. Nous ne sommes pas des bêtes de somme.
Écrire est une égratignure qui continue sans cesse. En chaque homme, des sentiments sans maître se rencontrent, laissant un vide ou bien le remplissant. Je reste ébahi comme un enfant devant un arbre, une porte fermée, une pelle. J’y vois ce que l’adulte n’y voit plus. L’univers n’est pas constitué d’idées mais d’atomes. Il faut garder contact avec la genèse. J’ai gardé de ma mère une capacité d’écoute et de présence au monde. La source d’où l’on vient retourne vers la source. Elle se dépouille peu à peu des scories du rivage pour n’en garder que la lumière. Je ne veux pas nommer les choses, plutôt les écouter, toucher le cœur vivant des morts. Je parle avec les pierres et les oiseaux le langage du ciel. On ne peut pas passer sa vie à réparer l’irréparable. Il faut faire place à la bonté.