Une vague sur l'eau
Ce qui manque n’est jamais où cela manque. C’est pourtant là que nous cherchons. Quand je rêve d’une lampe, elle s’allume et m’éveille aussitôt. Certains mots que je lis me font ouvrir la bouche. On parle rarement seul, même au creux de l’absence. C’est quand on parle aux autres qu’on parle souvent seul. Le vêtement qui nous sied, on le porte sous la peau. Celui que l’on exhibe est souvent son contraire. Myope dans la vie, astigmate de l’âme, les mots me servent de regard. Arriver, quelle engeance ! Je cherche encore mes pas au milieu de mes pas, mes bas dans le tiroir du cœur, mes mots sur le comptoir du silence. Il n’existe pas d’homme complet. C’est ce qui le rend vivant. J’écris chaque matin comme on ouvre les yeux. J’écris chaque soir comme on ouvre les bras. Lorsque je n’écris pas, c’est une porte fermée. L’écriture a deux faces, ce que l’on dit et ce qu’on voudrait dire. C’est comme un miroir qu’on ne traverse pas. Le corps cache l’espace où il se tient. Il faut des mots pour en garder la trace. La solitude d’un seul n’est pas la solitude. On est seul avec soi-même. La solitude, c’est l’absence d’un autre. On ne peut être seul qu’à deux. Je cherche avec les mots ce qui manque à tout. Je ne trouve bien souvent que ce qui manque à moi.
L’oiseau ressemble au nid comme la vague au poisson. À quoi bon abattre un mur pour réparer la porte ? Le vent se faufile partout et l’âme fait de même. Il y a des mots qu’on n’écrit pas, ils brûlent le papier. On les garde à la bouche comme des miettes de vie. Lorsque le monde pèse sur mes épaules, un arbre me redresse. Les pages d’un cahier se transforment en jardin. L’homme de mes livres est à la fois le rêve et le réel. Il arrive qu’une proie apprivoise le chasseur. Les choses les plus simples m’apportent le bonheur. Il suffit d’une seconde pour atteindre le ciel, une autre pour le perdre. On en garde assez de goût pour redresser l’espoir. Quand je laisse une feuille blanche sur la table, j’y retrouve au matin un ciel où courent des nuages, deux moineaux qui s’affairent d’une brindille à l’autre, tout un peuple d’insectes poursuivi par l’orage. J’y trouve aussi ma peau tatouée de blessures, le temps que j’ai gagné à faire les cent pas, une tache d’encre noire cherchant le blanc des mots. «Nous nous faisons beaucoup de tort les uns aux autres, et ensuite nous mourons.» (Christian Bobin) Peut-être mourons-nous à force de faire du tort. Je n’ai pas l’espérance des grandes causes. La larme d’un tilleul peut me servir de bible, la messe des cigales, la prière d’un loup. L’infini se déploie du grain de sable aux montagnes, de la fleur au pollen, de l’univers aux mots. Le brin d’herbe et l’oiseau font partie de ma famille, une pierre perdue au milieu des poivrons, un petit écureuil jouant à la dinette.
Je me lève, pose quelques mots sur la table et pars à la recherche des images entrevues. Les mots que j’utilise ont traîné dans des milliers de bouches. Je dois leur redonner une saveur nouvelle. Sous mon crayon à mine, le paysage est en papier. Les maisons se déchirent au moindre coup de vent. La pluie décolore les arbres. Une grosse larme fait tache et barbouille les phrases. Je cherche un sol solide comme le roc. Un ruisseau sort de son lit d’enfant, laissant ses jouets entre les mains du vent, un sac de galets de toutes les couleurs, un convoi de feuilles, un puzzle de brindilles et d’insectes, une poupée d’humus, un kaléidoscope reflétant le soleil. On laisse toujours quelque chose à la nuit, un bout de rêve, un bout de vie, un bout de langue, un petit chat dans le sac, un jupon qui dépasse. On retrouve au matin des cendres sur les draps, une brûlure aux lèvres, quelques mots calcinés. Ce qui n’a pas bouilli dans sa propre marmite ne connaît rien de la vie. À l’école, je ne savais pas apprendre. J’ai dû connaître ailleurs l’alphabet de la chair, la grammaire des gestes, la syntaxe de l’âme. Le bruit des hommes étouffe la louange des sources. Les murs faussent la musique du vent. Un homme dans la foule est plus perdu qu’un grain de sable sur la plage, un flocon dans la neige, une vague sur l’eau. Souvent, ceux qui font le signe de croix sont les mêmes qui font le signe de piastre. Si les pies volent des bijoux, elles ne vendent pas leur vol, l’eau des ruisseaux, l’air du temps. Chaque pas compte et fait tourner la terre. L’équilibre est fragile entre se lever pire et se coucher meilleur. Il faut sans cesse fixer la ligne d’horizon et trier l’homme de ses ombres. Il faut marcher la tête plus haute que les portes et les souliers plus grands que la route.
Le train du rêve n’a jamais eu d’horaire. Ses wagons roulent vides ou bondés à craquer. Ses rails sont bancroches et ses gares à l’avenant. Les uns y montent, d’autres descendent. Ils se retrouvent tous en pays inconnu. On s’aperçoit plus tard qu’il n’y avait personne dans la cabine du mécanicien. Un tunnel garde la brèche ouverte entre les mondes. À toutes les fenêtres, une unique question. On ne prend pas la peine d’écouter la réponse. Le soleil parle en vain. Les nuages repassent sur les lèvres du ciel en attendant la pluie. Un écureuil prie la mandorle du bois. Un oiseau apprivoise la messe des futaies. Une bête s’avance à l’affût des futailles. Un jardin chante dans le brouillard. Chaque bourgeon est un flacon d’odeurs. Son parfum se répand lorsque la fleur éclate. Il y a un trou au fond de la mémoire. Je le recouds sans cesse avec le fil des mots. Le cœur est le seul point d’appui pour soulever le monde. Comme un enfant écoute aux portes, je tends l’oreille au colloque des vents. La tempête finie, j’en garde les éclairs, un éclat sur le cœur, un autre dans la tête. L’alphabet n’a pas d’âge. Il y a des lettres de jeunesse et des accents plus vieux, des italiques moribonds, des initiales droites comme le tronc d’un jeune arbre, des pleins, des déliés, des virgules en broussaille. Les verbes se conjuguent à l’imparfait du temps. La neige dans la bouche se mêle à l’été, la tristesse à la joie, les racines à la feuille. J’apprends à prononcer la nuit en voyelles de jour. Une même langue anime toutes les langues du monde. Mes bagages d’enfant sont restés sur la rive. Tirant la peau de l’eau comme une couverture, une page les protège de la sécheresse du monde. Je dois l’écrire à chaque jour.
Quand la parole est belle, je comprends toutes les langues. Quand elle est méchante, je ne comprends plus rien. Je préfère la broderie à la levée des haltères, les bruits de coulisse au lever de rideau. Le soleil grimpe jusqu’au grenier, laissant le rez-de-chaussée aux excès de la foudre. Il a plu toute la nuit. Des averses folles. Les bêtes s’ébrouent. Les herbes s’aplatissent. Les tulipes sont pleines comme des verres à vin. La barbe jaune des épis a mangé le visage des champs. Rentrant la tête dans les épaules, l’orage est retourné à son mauvais sommeil, ouvrant de temps à autre un nuage ou deux comme des paupières d’eau. Les coquineries du ciel me surprendront toujours. J’ai rendez-vous avec un arbre, une grive, un marais. Dans la montagne au cœur de pierre, on doit trouver la source. Le temps marche pieds nus, picoté par le thym. Ça sent la laine, le soleil, le pain chaud quand je pense à ma mère. Ça sent l’amour, la lumière, la bonté quand je pense à ma blonde. Des clartés s’allument dans ma tête. Le seul fait d’être en vie fait déborder mon corps. Mon cœur éclate en mots, en images, en musique.