Entre le doute et l'espérance
Il y a longtemps que je m'exerce à l'impossible. Les mots en font partie. Je voudrais écrire comme on touche à la vie, non d'un doigt de voyeur, mais de celui d'un peintre. La peur d'aimer, celle des étrangers, de la main sur l'épaule, de l'épaule à la roue, la peur de l'accolade ou de la vérité, la peur des parias, engendre l'uniforme, l'économie, l'église. Elle érige des remparts d'argent, des murailles de choses, des barbelés de rôles. Les masques restent sourds aux visages et aux rides. Le sang ne sèche pas dans la blessure des mots, le sang de la mémoire ni celui répandu sur les champs de bataille. Toute montagne des désespérés a un versant d'espoir. La pluie glisse des larmes dans nos bouches. J'avance entre le doute et l'espérance vers le haut lieu du cœur. Je cherche la lumière dans les brumes de l'être, les ténèbres de l'âme et les nuits de cafard. Dans un bruit de rateau, je gratte la terre avec un bout de crayon. Je sème de petits mots dans l'ordinaire des jours. Dans une forêt de majuscules, je fraie avec les minuscules. Je veux vivre et non pas continuer. À mon âge, j'écris à défaut d'arpenter la planète. On ne devient pas libre en apprivoisant sa cage, mais en sciant les barreaux. Où allons-nous? Notre cœur d'enfant déploie ses petits bras. Que restera-t-il de nous? Un tas de choses inachevées, des rêves jetés aux ronces, l'odeur des aisselles dévorant les parfums, une poignée de mots aux prises avec la langue. Le vide s'égrène au bout des doigts. Est-il possible qu'on écrive par amour du silence? Mon sang se prolonge dans l'eau fraîche des sources, le lait des pissenlits, la sève des platanes, les veines des latérites.
La rage étouffe dans un poing. Le sang déborde dans un cœur. Chaque pas est un voyage, chaque geste un peu de vie, chaque regard un point de vue. Le voyage d'une feuille entre la branche et le sol est un bout d'infini. Il en faut des couleurs, les ocres de Vincent, les bleus de Gauguin, un trait mauve, un train d'enfer, de l'encre, de la pierre, de l'argile, du bois, des tonnes de mots, pour exprimer les 25 grammes de l'âme. Je pousse mon crayon pour toucher ce qui manque. Tout minuscule que je suis, l'immensité me tient debout. J'apprends encore à lire sur le dos des rivières, sur les coquilles d'oeuf, sur l'écorce des arbres et les peaux de serpent. Les leçons de la honte n'apprennent rien à l'homme. Ce sont des jeux d'adultes effaçant l'insouciance. La voix est un fauteuil pour les mots fatigués. La lumière et l'ombre se marient entre les os de la vie. J'ai des années en vrac sur l'épaule, de l'air sous les pas. Ma peau relit une lettre du vent. Je ne sais d'où elle vient. Le vent ne laisse pas d'adresse. Mes pieds répondent aux cailloux de la route. Je regarde un vieil arbre qui veut toucher le sol. Il nous offre ses fruits en se penchant vers nous. Cachée parmi les herbes, une cigale chantonne. Un papillon se pose sur la table. Un livre naît sous le soleil.
Seul avec de l'encre et du papier, j'écris sur une page arrachée aux ténèbres. J'invite la parole avec sa sœur l'espérance. Je mets la table pour les mots. J'accueille toute la beauté du monde, de sa cime à son abîme, sa voix d'enfant ou de vieillard. Je reçois le matin, la fraîcheur du matin, le frisson d'un oiseau sur l'abdomen de l'air. Lorsque je manque de tout, j'invente un champ de blé. Une canette rouillée devient un pot de miel. Je mange avec mes yeux. Je me nourris du paysage. Malgré tout, je m'étiole comme un crayon qui bave. Même si elle donne sa richesse à l'âme, la poésie rend pauvre. Je pourrais mettre un nom sur chaque pierre, épeler le prénom de chacun, personnifier les ronces, renommer chaque fleur, mais je préfère garder l'anonymat de l'herbe. Il arrive que les choses adviennent quand on renonce à tout. Depuis longtemps, ce sont les jeux d'enfant qui m'indiquent la voie. L'enfant est à ses jeux comme l'amante à ses caresses, le peintre à ses couleurs. J'échappe un cef-volant. Je poursuis ma route un ballon à la main, la ballon des mots qui saute d'une ligne à l'autre, un ballon de page, une plume d'oiseau dans la rumeur du monde, le froissement d'une jupe qui caresse l'oreille, l'ombre d'un arbre dansant d'une rive à l'autre, un chiffon de vent sur la table du jour. Je prête mes oreilles à la musique, mes bras à la faiblesse, mes mots à la bouche des muets, mon espoir aux moustiques. Je vais avec le vent, les nuages, les bêtes. Je vois avec les yeux d'un peintre. Je me vêts de la pluie et d'un peu de soleil.
Une phrase entière me réveille et ouvre mon cahier. Je continue d'écrire jusqu'à l'aube, jusqu'aux battements du cœur, jusqu'au pouls de la vie. Ce que je suis rejoint ce que je dis. J'écoute de la musique. Les notes écartent l'air de leurs mains invisibles. Un air de flûte se mêle au rythme de la phrase. Je suis sorti où d'autres entraient dans les affaires. J'ai pris la route. J'ai gagné du temps où d'autres le perdait. J'ai faim. J'ai froid. Je reste nu pour ne pas qu'on m'enrôle. Les pièges ne retiennent pas le vent. Peu importe où je regarde, ma mère reste debout dans mes yeux. J'écoute sa leçon. J'entends la mer dans un livre ouvert. Le vent des mots agite les rideaux. La langue est un habit qui habille les mots.
Jean-Marc La Frenière