Le stable et l'instable

Publié le par la freniere

Certains stylos font un bruit d'insecte sur la page, d'autres dérapent et glissent. Trop de points de suspension ligotent le silence. Il faudrait que les parenthèses restent ouvertes. Comme l'a fait remarquer Péloquin, dans la plupart des édifices, c'est écrit Exit au-dessus de la porte d'entrée. Est-ce pour sauver des vies ou nous rappeler la mort? L'abstrait se mêle au concret comme la graine à la terre, l'argile à la caresse, l'homme à la femme. Peut-on représenter l'évolution de la pensée par la mue des serpents ou la couleur des yeux, le mouvement des choses ou l'usure des corps? Les âmes de bois se rabotent au stylo, à la plume, au stylet. Je me perds dans les copeaux des mots. Ils sentent la résine, la sève, la sueur et le sang. L'homme est seul et partout à la fois, là où il y a des rires et des souffrances, dans l'horreur ou l'extase. Tous les atomes se touchent. On grandit os par os. Les muscles se renfrognent jusqu'à ce que les nerfs se cognent aux entournures. Toute l'eau du corps s'habille de peau. On joue à être ici ou là , à rire ou à pleurer. Avec le temps les auréoles disparaissent. Les poches sous les paupières s'agrandissent pour laisser place à ce qu'on ne voit pas. Je boite légèrement. Je ne suis pas gaucher seulement d'une main, mais de la jambe entière, peut-être même d'un œil, mais je ne louche pas.

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Qu'il pleuve ou qu'il neige, la peau du ciel rend son eau. Peu importe le froid ou la chaleur, sur tous les corps vivants, la sueur fait sa route. La crasse s'accumule dans les plis. Il n'y a pas que les mouches, les araignées qui les convoitent, partout la terre secrète ses microbes, ses bactéries, ses bacilles. Des grappes d'oeufs fermentent. Des larves naissent. Quand on pense à tout ce qui s'agite, la valeur de l'argent n'a plus grande importance. On peut mettre le feu aux banques sans que la terre en souffre. À l'été, en contemplant le lac, je deviens, cette eau, cette onde, ces vaguelettes incertaines ou trop sûres d'elles-mêmes, mais l'hiver quand la glace supporte toutes les cabanes à pêche, j'en ai l'âme transie. Je n'ai pas peur de marcher, mais d'arriver quelque part. La vie est là, trop lourde ou trop légère. Elle craque dans la main. La paume saigne sur ses éclats de verre. Quand je ferme les yeux, un film se déroule sur l'écran des paupières. Un fil se déroule sur la pelote du cœur. À mi-chemin du réel, des ombres m'illuminent. La tête quand elle s'allume fore des trous dans l'ombre. Les racines plongent profond dans le fond du sol. On s'y raccroche par les branches. On les respire par les fleurs. On les goûte par les fruits. Chaque touffe d'herbes, chaque poil de bête, chaque morceau de peau, s'accroche au soleil. Chacun a besoin d'air et d'eau. Chaque os, chaque nerf, chaque muscle, fait s'agiter le corps. Les arbres dressent leurs bras ridés. Les oiseaux glissent entre leurs doigts. Les chiens pissent sur le tronc dans une symphonie d'odeurs qu'ils flairent à tour de rôle.

 

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Je ne serai jamais à la mode. Tout ce qui est vivant m'intéresse bien plus que ce qui est nouveau. J'ai dormi trop longtemps dans un berceau en gueule de bois. J'ai de la sueur dans les yeux. Les doigts plongés dans le sable ou dans l'eau servent d'antennes au cerveau. On passe son enfance à faire des ponts, à relier des points, à colorer le monde. Tout s'écroule comme un château de cartes ou de sable. On doit recommencer, mais l'azur est plus gris, les points en suspension, le sable moins collant. On n'en finit jamais de se bâtir un monde. J'ajoute entre les lignes des petits bouts de cases, des morceaux de yourte, des blocs de glace sur le pergélisol. Ce n'est pas pour rien que je tourne les coins ronds. Les parallepipèdes glissent mal entre les sinuosités des lettres. Leurs angles redressent les esses. La ligne d'horizon n'est pas tout à fait droite. Elle suit la courbe des montagnes, la course des lièvres, la toiture des arbres, la marée de la mer. Les bruits qui entrent par l'oreille, les cris, les cricris, les tic tac, les chut, les glouglous, les pan pan, tous les accents du a, les sourds et les aigus, finissent par se noyer dans un magma de sons. Ce sont les choses, les chats entre les pattes de table, les maisons, les hommes, qui tiennent le silence debout. Quand on ne voit plus rien, on peut toujours toucher la peau de l'air ou écouter la danse invisible du vent. Malgré les apparences, ce n'est pas une pile qui fait battre le cœur du monde. C'est souvent quand on est au plus bas que les bras de la vie nous secouent les épaules, que l'espoir nous prend la main, que la parole ouvre sa bouche. Tout se tient. Le stable est composé d'instable.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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