Qu'est-t-il donc arrivé ?
Le plus petit pouvoir rend les hommes médiocres. Sous l'habillement des chefs ou la défroque des esclaves, la nudité reste la même. À l'échelle planétaire, l'humain s'enfonce dans sa merde et la vulgarité. N'est-il pas étrange que la liberté rétrécisse avec la prolifération des caméras? Depuis que l'économie tient lieu de morale, il n'est pas étonnant que les écarts sociaux s'élargissent. Tout est noir ce matin. Il pleut et les nuages crèvent le toit. J'attends le retour du soleil. Il me faut peu de chose, un salut de la main, un ronronnement de chat, un sourire d'enfant. Je me bâtis avec des mots une maison métaphorique, tout en sachant au fond de moi, qu'elle ne protège en rien du désastre. On croit sortir du monde que l'on trouve pesant, mais l'écriture ne remplace pas l'homme. On reste un père de famille, un voisin, un ami. On est toujours en retard d'un siècle ou d'une année, d'une phrase ou d'un mot, d'une gare ou d'un train. Même en sachant la vanité de la chose, je reviens toujours vers la page. Je n'attends pas le Messie, juste le sourire d'un homme honnête. Coïncé entre le rythme d'une phrase et le sens des mots, je titube sur la page. De la rose trémière à l'abeille qui tète, le pays de l'enfance est à réinventer. Je découpe dans l'ombre une grand-mère en papier.
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À ceux qui pensent tout avoir, il manque l'essentiel. Tout enfant porte en lui un avenir défunt. Au poignet du mort, la montre marche encore, mais chaque heure à venir est déjà passée. À Black Lake, on ne sait plus quoi faire des haldes minérales. Rien ne pousse dans la poussière d'amiante, que des sapins chétifs aux poumons rabougris. Je vis entouré d'un troupeau de collines et de petits feuillus gorgés de sève et d'eau. L'or bleu a remplacé l'or blanc qui a pourri le pays. C'est le début des Appalaches. La pierre et l'herbe se disputent la neige, le soleil et la pluie. L'espace s'arrache à la plaine et se rapproche du ciel. La lumière somme les sommets. Les arbres sont plus sensible à l'air, à la vie des plantes, à l'odorat des pierres. Le soir vient. Il a cessé de neiger. La glace du lac se remet à craquer sous le balai du vent. L'ombre s'allonge pour y boire. Le froid ne tue pas tout, mais il coupe la parole. Il suffit de sauter, de remuer les bras, pour que le sang reprenne sa course. Les mots sortent en buée. Le sang réclame sa portion d'oxygène. Les pensées galopent de nouveau. L'herbe sous la neige ne se sent pas vaincue. Elle prépare son retour. Le plus solitaire des hommes n'est jamais seul. Il habite un paysage. Tant d'éléments lui parlent. L'haleine de chacun se mêle au grand souffle du monde. Est-ce à moi que les oiseaux font signe? Que m'indique le doigt crochu des arbres? Mon stylo coule encore. J'aimerais que passent entre mes lignes ce quelque chose qui court les routes, le vent du large, la chaleur ou le froid. À défaut d'un ruisseau, je laisse à mes enfants un peu d'écume au bord de l'eau.
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Il neige depuis 2 jours. On a fini par avoir un hiver à trois broches. La langue verte d'un pin lèche le bas du ciel. Le vent est de passage. Emmitouflé de laine, je m'avance vers lui. Peu importe le froid, je cueille du romarin à l'intérieur du monde. Je parle aux sapinages dans les ombres du soir, au rêve des rivières, aux arbres millénaires. Je n'écris plus du bout du monde, mais du bout de ma vie. La bouche en forme de main, je suis devenu sans le savoir un mendiant d'images. Quand on n'a plus de source, il faut boire de la tisane dans un verre en plastique ou du gros gin dans une tasse trop fine. Je préfère boire à la fontaine avec les mains en forme de coupe. Du son le plus infime au changement de lumière, il faut porter son œil jusqu'à l'extrême limite de l'instinct. La vie renaît, parfois le nez cassé, les oreilles en chou-fleur, mais le cœur bat toujours. Les tic-tac s'emmêlent et se répondent entre eux. On ne peut plus se perdre. Il n'y a plus de chemin. Il faut tracer la route, goûter le pain ou le sel des larmes, croquer à dents de lait ou rire à dents de loup, flairer le vent comme une bête, s'intégrer à la nuit, à la peau des arbres, aux pierres de la terre. On ne sait jamais où nous mènent les mots. Entre les phrases, de longs silences craquent, bourrés de sens. On dit toujours trop de mots. Les derniers écrasent les premiers. C'est comme ça. On veut toucher le monde, mais le bras s'accroche au vide. Je parle comme une ombre qui cherche la lumière.
Jean-Marc La Frenière