Le défaut de la bête

Publié le par la freniere

Ce n'est pas le défaut de la bête qui use la terre, mais la ruse de l'homme, son goût du profit mal acquis. Les selfies ont remplacé le duel des rétines par un combat de coq. On n'ose plus regarder l'autre en face. On l'emprisonne sur un écran. Ceux qui grandissent à coups de poing écrivent avec les doigts ensanglantés, les jointures éclatées. Entre l'obéissance et la révolte, je préfère la révolte, les raisons de la colère aux raisins qu'on achète. J'aime la sédition végétale des plantes. Elles résistent à l'automation. J'aime les clins d’œil et les coups de gueule, les coups de coude et les oiseaux. J'aime les hommes doués pour la chimère, ceux qui résistent à la cécité et à l'anachronisme du siècle, à son imbécillité et son impéritie. Il y en d'autres qui refusent d'être jeunes. Leur oubli est une forme de trahison. Les mots ne suffisent pas si la vie les contredit. Il faut voir dans l'utopie ce qui est possible, accrocher la lumière au cœur même de l'ombre. Il ne faut pas ramper devant la mort, mais combattre la haine, garder l'amour debout, faire de l'éternité quelque chose d'intime. S'il faut mourir inachevé, il faut bien que les trente grammes de l'âme continuent et se reconstituent. La vie est une pente qu'on monte et redescend sans cesse. Comment grimper quand l'escalier n'a plus de marches? Suffira-t-il d'ajouter des barreaux d'air sur une échelle de vent? Je n'ai jamais eu confiance dans le remue-ménage du commerce, trop d'étagères à vider, trop de boites à remplir. Je vis dans un monde parallèle, le monde des oiseaux, des fleurs, des pensées. L'idée que l'on se fait de la vie est souvent plus vraie que la vie. J'ai besoin des arbres tout autant que des mots, de la poésie tout autant que des eaux, de la chair tout autant que des os. J'ai besoin d'amour beaucoup plus que d'argent. J'adhère à l'éventail des frissons, à l'inventaire des passions. Je laisse toujours ouvert le magasin des mots. Je ne veux pas troquer mes phrases pour des scrupules de comptable. Je ne suis pas un pays. Je suis de chaque arbre, chaque lac, chaque plante, chaque bête qui le font.

 

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On naît. On vit. On meurt. Le cœur bat de l'aile et ne sait plus voler. Il faut qu'on croise l'aventure entre l'alpha et l'oméga, le cri de gorge d'un oiseau, un mot qui fraternise avec les autres mots, la voix de l'intérieur qui traverse la peau. Le doigt sur la gâchette qu'est le style, j'attaque le réel à mots armés. Mon cri sorti hors du fourreau, entre la plaie et le couteau, tache de sang la peau des jours. Les seules fois où j'ai eu la tentation de croire en Dieu, c'est en montant à cheval. Les pieds dans le fumier n'empêche pas d'avoir la tête dans les nuages. J'écris avec mon corps, mon désaccord, mon soleil, ma pluie. J'écris comme on tombe en enfance. Je cherche l'équilibre dans le suspens des phrases. Un moindre mot de trop et les images détalent. Remplacer Dieu par une pseudo spiritualité, c'est comme rompre ses chaînes pour en forger de nouvelles. Je préfère croire les anges proches parents de Rilke. Il y a des heures où le paysage s'inverse. Un chat juché sur une branche observe une mésange qui picosse le sol, s'usant le bec sur du béton. Mes griffes se rétractent d'avoir mangé trop de salade. Des zombies attendent l'autobus, désinvestis d'eux-même dans une absence de vie. Entre deux métaphores, je remplace le silence anémique des hommes par l'aboi des animaux, détournant les objets de leur fonction native, balayant la poussière dans les recoins du cœur.

 

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Mes rétines s'excitent devant le paysage. Mes yeux lapent et reniflent les reflets de la lune. Mes images parlementent avec l'indéchiffrable. Je déraisonne bien sûr. Je fais partie des chiens qui jappent au passage des fantômes et trouvent un os de lumière parmi les détritus. Ma vie s'enveloppe de lambeaux d'amertume. J'apostrophe les ombres. Je pleure au-dedans une petite pluie d'enfant. Comment chanter la mer? Les poissons commencent à pourrir. Il y a trop de ganglions, d'ulcères, de pustules sur la chair du monde. Il y a trop de banques où les trafiquants d'armes blanchissent à bon compte leur absence de conscience. Émule de Rousseau, je relis sans relâche le roman de la terre, le livre de la faune, la poésie des bêtes. Je voyage dans les mots, l'alphabet traversant les pires des abîmes. Le langage est rempli du bric-à-brac des naufrages, des passerelles du rêve, des bois flottés sur la vase du temps. Dans le verger des mots, des lettres tombent des arbres d'encre noire. L'orage veille dans l'hypothèse d'un nuage. Le temps s'applique à justifier les jours, le peu de poids des jours face à l'éternité. La vie se forme dans le fruit. Le cœur palpite dans sa prison d'os froids. Quelques mots brillent dans la prose des ombres. Des syllabes crépitent dans l'oreille des voix. Les phrases s'inventent une vision. Je vois la mer entre les lignes, ce que jamais je n'ai pu voir.

 Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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