À la belle étoile
Je touche les pierres. Je respire les odeurs. Certains oiseaux se donnent la dictée. Les pic-bois font du morse, les hirondelles une récitation. Les tamias roux sautent à la marelle d'une branche à l'autre. La poésie est un rapport au monde. Où trouver l'équilibre lorsque le temps balance entre les êtres? Tout me soulève du lit, les souvenirs, les saveurs, les odeurs, les couleurs. Toutes les routes rejoignent celle de mon enfance. Les secrets se perdent dans le grichement des hauts-parleurs. J'ai habité nulle part et partout à la fois. Je me rappelle. J'imagine. Je vois. Les mots sortent comme un nuage de vapeur retenu trop longtemps. Ça fuse. Ça fomente. Ça explose. J'étouffe dans une ville. Le crépitement des pas sur les trottoirs me sile dans les oreilles. Il me faut des bêtes sauvages, des pierres taillées par l'eau, de la glaise, pour être tout entier.
J'ai dormi souvent à la belle étoile, sur un banc de neige en plein hiver, plié en deux dans une poubelle, sous une table à pique-nique où mon fils a du être conçu. J'ai passé des nuits à poursuivre mon ombre dans un labyrinthe citadin. À écrire autant, je m'approche du harcèlement textuel. J'ai créché dans un vieil appartement tenu debout grâce à ses papiers peints. Les dates changeaient sous l'épaisseur de la colle. Rendu à 1900, j'ai du déménager avant d'être emporté comme un château de cartes. J'ai habité plus tard dans une grande maison de style colonial servant d'auberge aux chauves-souris. La nuit, je grimpais sur le toit pour voir leurs noires nuées danser. Je décrivais le ciel avec la tête en bas. La rivière Yamaska longeait le bout du parc, tellement polluée qu'on aurait pu la traverser à pied. J'ai habité plein de petits villages se prenant pour la grand-ville. Ils ont mis des stop en plein bois pour les vtt et les skidoos, des traverses de chevreuils, des éoliennes géantes faisant fuir les ours. Un seul de ces villages a installé une pancarte, Passage de lutins. On y a mis les âmes en bouquet sans leur couper la tige.
Je ne peux pas rester longtemps sur un trottoir, mais je peux niaiser une heure à grimper la montagne, observer le travail des fourmis et l'essaimage des abeilles. Je suis bien dans les bois. Je me sens libre au milieu des bêtes sauvages. J'ai la tête pleine de toiles d'araignée. Les idées qui survivent sont celles des enfants, des rebelles, des cloches. Les seules fois où je me sens libre dans une foule, c'est au cours des émeutes. Le premier coup de matraque asséné sur le crâne est comme le tampon estampillant le passeport. Ça crée des liens, mais c'est une autre chaîne. Je me sens très seul avec la logorrhée des partis, la ligne droite, les slogans, l'obéissance aveugle. Avant d'avoir la tête comme une citrouille, je suis parti élever des chèvres. Peu importe notre âge, la vie est toujours en avant. J'y vais avec mon loup même s'il n'est plus là.
On n'est jamais seul en forêt. Me voici, depuis toujours largué dans l'inconnu malgré le garde-fou du langage. Je suis tellement ailleurs. J'entends à peine crier ma propre chair, pleurer ma descendance. En vieillissant, je gambade moins avec mes jambes, plus avec mes mots. Toute blessure appelle une cicatrice et mes cahiers se couvrent de vergetures lexicales. À défaut de les voir, je prends mes enfants dans un texte. Je les berce entre deux phrases pour qu'ils retrouvent dans la mouvance des mots un peu du père absent. Je leur écris du fond de la nuit une lettre de neige pour transformer une statue d'ombre en phrases bien visibles. C'est une forme de présence. Je m'enlise dans les lettres mouvantes. Je cherche une étincelle. Je laisse l'encre brûler dans le bois des images. Le feu survit à la fluctuation des modes. Chaque paysage est en état de sollicitation perpétuelle. J'y laisse traîner mes sens. Je rapaille des lambeaux éparpillés de moi, des gouttes d'encre tombées du nid. Depuis le premier souffle, le cœur des mots se vide dans la matière informe. La phrase tend sa main au-dessus des abîmes. Je parle des oiseaux et leurs ailes en delta, des arbres et leurs bottines aux racines bien lacées, des nuages de pluie déchirant leurs habits, de l'eau et de son ventre ouvert, de la mer et des perles dans l’huître. Le rêve vient coller au réel des choses, la transparence à la noirceur du monde.
Le stylo se fait style, stylet du tatoueur sur la peau du néant. J'escalade les phrases avant d'y retomber entre le ferme et le solide. Au lieu d'aimer, aurais-je passé ma vie à déchiffrer ma pierre tombale? Aurais-je mangé l'arête et délaissé la chair? Aurais-je confondu la vie et son récit? N'y a-t-il pas de la fiction partout, des ficelles à nouer, des énigmes à résoudre? Toute écriture est apocryphe. La vie commence dans la douleur et se poursuit en chemin de croix. Je cherche un peu d'espoir. J'écris comme on se maquille pour un aveugle. Je puise ma fidélité dans les jours à venir. Je largue la lumière dans la matière inerte. Tant de traces effacées, tant d'étincelles éteintes n'empêchent pas l'espoir. Chaque objet va rejoindre son mot. Un crayon greffé sur une main recompose la chair. J'écris dans l'impossible, dans le lointain ou dans le proche, dans le reproche ou les applaudissements, de la chute à l'envol tel un Icare entêté se recousant des ailes.
Naviguant sur un fleuve de papier, je laisse couler de l'encre. Je suis un peu bouddhiste, sans croire aux haïkus, un peu zen, un peu zoulou. Il faut que la conscience se mêle au plaisir. Chaque pas est un lieu de naissance. Il est normal que les oiseaux chantent si bien. Le mot oiseau contient toutes les voyelles du français. Depuis que même les fleurs sont polluées, les abeilles butinent les larmes des tortues. Je ne parle pas en bois poli par le temps. J'ai des échardes dans la voix. La couleur des feuilles indique la saison. La vie se mesure-t-elle en heures, en sueurs, en lueurs? Se mesure-t-elle en secondes ou en siècles? Peu importe l'avant, il y a toujours un après. Peu importe le vent, il y a toujours un trou dans le murmure des villages. Quand le soleil fesse trop fort, au lieu de verres fumées, je cherche un protège-yeux en os de caribou, l'iggaak des Inuits. Je n'aime pas les faux cadeaux. Il faut savoir donner ce qui nous est le plus cher. Tout paysage qui entre dans la tête finit par signifier quelque chose. Il faut savoir déchiffrer les signes du destin. L'aiguille sonore d'un oiseau me pique le tympan. L'arbre attend ses fruits et l'ombre sa lumière.
Jean-Marc La Frenière