Le froid sublime le froid

Publié le par la freniere

Il ne s’agit pas de savoir mais de voir. La forêt n’a pas besoin d’église, ni clocher ni minaret ni mausolée. La sève se recueille au cloître des racines avant d’aller fleurir. Le ventre de la neige mettra bas des rigoles. Le froid sublime le froid et finit par craquer. Où nous voyons de l’herbe, nous ne voyons que l’herbe. Comment rendre visible l’invisible qui la crée, lire entre les lignes ou toucher l’impalpable ? Emmitouflé de mots, j’enjambe la colline. Le paysage prend place dans ma tête. C’est en moi que je marche tout autant qu’au dehors.

Il ne s’agit pas seulement de dire mais d’entendre. Je prends les mots pour des cailloux et les cailloux pour des étoiles. Je demande asile chez les plantes, les ossements, les eaux. La terre nous parle, je le sais. Je marche sur ses mots. Je cherche le passage dans le texte des feuilles, le vol des oiseaux, la mastication des herbivores. Je cherche ma présence pour ne pas perdre pied. De la parole aux actes, je cherche l’infini. Je traque l’impossible. Je résiste à la guerre avec dix ou vingt mots. Je relève la tête avec mes voyelles. Mes mains bleuies de froid tournent la page de l’été.

Il ne s’agit pas seulement d’écrire mais de vivre. Personne ne peut voir à ma place. On ne marche pas dans l’eau sans se mouiller les pieds. Quand on parle de fleurs, les mots sont des pétales sur la tige des phrases. Je traverse le temps, du grognement jusqu’aux mots. Je n’ai pas besoin de carte. Le vertige me suffit. Emmitouflé de mots, je marche dans ma tête sans rompre le silence. Quand les pétales tombent, la tige de l’enfance persiste à se dresser. Je m’enfonce dans la vie, la vie profonde comme un ventre de femme.

Il ne s’agit pas seulement de vivre mais d’aimer. L’homme assis peut-il échapper à la chaise, l’homme debout à l’exil, le rebelle au troupeau, le poète aux papiers ? Combien de fleurs mortes au champ d’honneur ? La guerre rançonne la beauté. Elle n’a pas besoin de musique, d’acrobates, de danseurs. Elle a besoin d’un clown qui ne sait pas pleurer et d’imbéciles qui marchent au pas. Au-delà des mots, des légendes, des mythes et des bombardements, le lichen sera là quand nous n’y serons plus. Digérant les églises, les banques, les autoroutes, les ponts, il refera l’humus comme au début du monde. Il n’y a pas de chemin vers l’inconnu. C’est une boussole sans aiguille. J’ai perdu le nord depuis longtemps. De la pierre à l’épilobe, les mots s’imprègnent des odeurs qui m’entourent.

Il ne suffit pas d’être mais de naître sans cesse. Je pose à chaque fleur la question de la vie. C’est le vent qui répond, le soleil ou la pluie. La terre a quelque chose à raconter. Il suffit de lire sous nos pieds, de voir bien plus loin que le regard ne porte. Les premiers pas dans l’eau, les yeux qui brillent devant le feu inventent la parole. Peut-on voir les pierres sans penser aux prisons, aux murailles, aux églises qu’on érige avec elles, revenir à l’état d’innocence, rencontrer sans parole le monde du silence ? Rien n’est plus superflu que l’argent, la traite des images sur les négriers publicitaires, la parole des dieux. Parviendrons-nous à franchir la distance qui nous sépare de l’herbe, du lichen, du premier animal ?

Il ne suffit pas de jeter nos défroques en pâture mais d’acclamer la foudre, de réconcilier l’horloge avec le temps, l’homme avec la bête. À quoi bon rejeter sur un Dieu la responsabilité du monde ? S’il connaît la bonté, l’homme ne sera jamais meilleur que lui-même. On nomme les fleurs pour les amadouer. Elles redressent la tige comme un ami qui tend l’oreille en entendant son nom. Le temps s’égoutte par la mémoire pleine de trous. La pertuisane des yeux s’enfonce dans la chair des images. Je voudrais avec mes mots donner une poignée de main au paysage, toucher la peau du ciel, redresser l’arc-en-ciel.

Il ne s’agit pas de suivre mais de trouver la route. Les pierres sont vivantes qui nourrissent la mousse et le lichen. C’est à peine si l’homme donne à manger aux plantes. Il est un étranger sur terre, dit Le Clézio. Pourtant, quand le soleil se penche sur l’épaule des pôles, il me caresse l’échine. Parviendrons-nous jamais à relier les millénaires, le mammouth à la roue, le silex à l’écran, la glaise à la parole ? Nous frôlons parfois l’absolu sans parvenir à lui toucher. La plume qui a du sens pour l’oiseau a plus d’importance que l’or qui a du sens pour l’homme. Le pain que l’on mange a plus de sens que le salaire qui le paie. Il arrive pourtant que le mot nommant la fleur et l’odeur de la fleur s’unissent sur la page. Je confie à la vie le soin de justifier la vie mais je cherche encore la bonté chez les hommes.

Il ne s’agit pas de rouler mais d’inventer la roue. Quand les dieux se combattent se sont les hommes qui meurent. Depuis qu’on a mis l’or dans la balance, on frappe l’inconnu sans demander son nom. On braque les lentilles sur les trous de serrure au lieu de regarder le monde en face. On s’en tient aux Sirènes sans écouter la mer. L’espace nous entoure de choix. Peut-être y a-t-il quelque part une logique, une intention, un but ? Je cherche dans les mots comme d’autres dans le ciel, la terre ou les marées, le qui-vive, l’éphémère, l’incertain. J’ai besoin des insectes comme la musique à besoin du boulanger. La beauté du monde repose sur ce qu’elle donne à voir mais aussi sur ce qu’elle cache. Même s’il y a loin de la coupe aux lèvres, j’ai souvent l’impression de côtoyer la merveille.

Il ne suffit pas de boire mais de trouver la source. La terre est vieille, pleine de crevasses et d’engelures. Pour me remémorer, je craque une allumette dans la grotte de Lascaux. L’oiseau ne regarde pas l’avenir en face. Ses yeux périphériques se contentent de l’instant. De belette en perdrix, de sarcelle en chevreuil, je continue ma route dans la forêt des signes. J’interroge du doigt les écorces blessées, les épluchures de l’aube, les paroles de l’homme. J’avance sur un sol couvert d’écriture. On y parle pollen, sable, roche, gravier. Je dois apprendre à lire sans le secours des mots. Les mêmes choses ne sont jamais les mêmes. L’œil réinvente sans cesse ce qu’il voit. Le chevreuil peut-il voir l’amitié dans mes yeux ? L’arbre sent-il ma présence ? La terre fait-elle confiance à mes pas sur son dos ? L’essentiel est toujours invisible.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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